Il était une fois une petite fille,

Il était une fois une petite fille, qui ne se demandait pas ce qu’elle deviendrait car elle n’en avait rien à faire. Pourtant elle faisait, et dévidait sa vie sur un vieux rouet.

Petit à petit, en ne lâchant pas le monde de ses yeux verts.

Et petit petit était son monde.

Quoiqu’il prît le large assez facilement et sans crier gare par les champs et les bois, mais il suffisait de bien le tenir en lisière pour qu’il n’échappât pas complètement au regard.

Le monde avait la taille d’une cour d’école, d’une entrée de mairie et d’une rue en pente qui dévalait jusqu’à une fontaine…

Un monde plein de chemins, de sentiers et de bois et de ronces et de lilas aux branches de cerisiers, de masures dérisoires, de barrières qui s’affaissent, de murets où court peut-être encore du lierre, va savoir !

Et va savoir, maintenant qu’il a grandi, pourquoi elle s’est mise à écrire…

PIERRE

Au nom de Sakineh, et de tous les condamnés à mort par lapidation.



PIERRE

Dans mon jardin, dis-tu ? On a jeté une pierre ? Je ne la vois pas… A moins qu’elle n’ait roulé plus loin. Là peut-être, près de l’arbre, saule olivier cyprès, on a le choix pour les arbres…
Encastrée ! Elle s’est encastrée dans le tronc ! Fichée dans l’écorce, comme la pointe d’une flèche ! Tu vois quelle direction elle m’indique ? Bien entendu que je vais la suivre. Mais laisse-moi louvoyer un peu, je n’ai pas encore la force et les mots.

… Ma pierre. Elle est à moi maintenant, lancée dans mon jardin, elle m’appartient. Elle n’a rien saccagé, pas écrasé une herbe, pas écrasé une fleur, il lui fallait juste se planter dans cet arbre,… je ne veux pas croire qu’elle ait dévié de sa trajectoire et manqué sa cible. Attends que je la prenne dans ma main. Elle résiste un peu, la force de celui qui l’a envoyée jusqu’ici, tout de même ! Penses-tu que ce soit un message ? Forcément, c’en est un, je le sais bien, et facile à déchiffrer… Il faut que je la sente, parce qu’on raconte, je ne sais plus où j’ai lu ça, que les pierres ont de leur lointain passé conservé une odeur d’homme. Tu n’y crois pas ? Voyons, je ne suis pas en train de te dire qu’elle porte en elle celle du lanceur. Un simple vandale ? Si tu veux. Qu’il en reste alors à sa première pierre… Mais je te parle de son odeur à elle, et de croyances anciennes quand le monde, comment a-t-on l’habitude de dire…, balbutiait, enfin n’en était qu’aux borborygmes et aux éructations, sans paroles mais pas muet pour autant, remarque-le, car il savait déjà le bougre se manifester, un vrai brutal, à l’état de chaos, tu vois, avant qu’un héros civilisateur, c’est ce qui se raconte, n’intervienne. Qu’est-ce que c’était que la pierre à ce moment-là ? Tu t’en moques. Tu as tort ! Un peu de la Terre-Mère, comme nous en vérité, alors pour l’odeur, reconnais-le, on peut avoir la même, elle et nous. Hume-la un peu pour voir,… rien ? Attends, pas facile à déceler, je suis d’accord, mais c’est un parfum sûrement réservé aux initiés, à ceux qui croient aussi qu’elle peut saigner. Ne ris pas. Pourquoi ne saignerait-elle pas comme ses victimes. Celle-là n’a pas fait couler la sève de l’arbre, mais malgré tout, regarde, elle a laissé une trace dans le tronc, tu ne veux pas que je dise une blessure ni une cicatrice, surtout pas un stigmate, parce que ce serait à tort susciter l’émotion, un comble quand on traite de la pierre dont le cœur n’est pas à vanter. Mais tu vois que j’ai refermé ma paume sur elle malgré ses arêtes, de peur de la lancer à mon tour. Oh, pas bien loin, mais on ne sait jamais, un geste autant qu’un mot peut dépasser une pensée.
Dans mon jardin cette pierre ! Cocasse qu’elle devienne un homme. Oh, oh, ne lève pas les yeux au ciel, il est fermé le ciel aujourd’hui, clôture définitive, il ne veut plus rien avoir affaire avec nous. Deucalion et Pyrrha, tu te rappelles,… vaguement ? Justement, c’est une histoire de vague, quand le monde avait été englouti, un déluge de trop, ils ont jeté des pierres par-dessus leurs épaules, qu’ils avaient dû, j’imagine, ramasser comme des forçats, des bagnards, n’insiste pas, les deux mots me plaisent, je n’en éliminerai aucun, avec des visages de noyés, des cheveux ruisselants, épuisés, mais bon, quand il faut remplir son devoir et refaire toute une humanité, a-t-on le droit de penser à soi ? Et de chacune de leurs pierres, lancées, à coup sûr, par-dessus le bord du navire qui restait échoué dans leur mémoire, un homme est né, ou une femme, c’est te dire, en passant, que pour l’odeur, la pierre… mais nous en avons déjà parlé...
Y a-t-il eu des pierres récalcitrantes, qui ont voulu rester pierres, pour servir d’armes, peut-être ? Pour pouvoir, un jour comme celui-ci, aussi être jetées dans les jardins ? Des pierres qui se sont amoncelées. Toutes seules ? Il aurait fallu des tempêtes. Sans doute plutôt sous la poussée de leurs pieds à ces nouveaux venus que la terre, car en fin de compte c’est bien elle l’origine de tout, avait enfanté par leur intermédiaire. Enfanté ? Non ! Ils n’étaient pas des enfants, leurs regards n’étaient pas aveugles, ils fixaient l’horizon et l’avenir avec ce qu’ils avaient déjà mis dans leur cœur ou dans leur tête et il vaut mieux ne pas savoir quoi, ils étaient déjà à mon avis tout cuirassés et lourdement chargés, de ces épées, de ces glaives, de ces… , je n’énumère pas, dont ils voulaient dont ils allaient pourfendre le monde…
Je te le dis tout net, comme tas de pierres, je préfère les cairns. Et tu vois, cette pierre là, je l’y mettrais bien sur un cairn, et je vois lequel encore, loin d’ici à la croisée de deux chemins, deux j’ai dit, pas des, quoique, après tout, si on veut généraliser, mais celui-là, il se dresse comme un homme, non, ce n’est pas une obsession, avec une pointe en haut, un faîte, quelque chose de sommital comme une tête, et un corps qui s’écroule, que les vents refaçonnent et les passants aussi, juste avant la dernière montée. Un que je salue à chacun de mes passages et que j’ approvisionne. Une nouvelle pierre comme une offrande, pour me joindre à ceux qui ont pris le même sentier que moi, et qui ont voulu faire de lui un signal, un appel. C’est autre chose, non ?

Mais, dessous, si on retirait toutes les pierres ? Assez louvoyé, n’est-ce pas ? Plus de détours, de regards ailleurs, ni de phrases dilatoires, accumulées comme un barrage dérisoire…
On pourrait trouver leurs corps…

Lapidés,
Sans visage,
Chair mise à nu par des bourreaux qui usent de mots ramassés dans la boue pour dire leurs lois iniques,
Trahis par des pierres qui auraient dû leur faire un abri, pas une tombe.

Dans mon jardin, dis-tu ? Ne cherche pas.
Je viens de l’ensevelir au pied de l’arbre, olivier saule ou cyprès, qu’importe.
Qu’elle ne frappe, ni n’ensanglante, ni ne déchire plus.
Qu’elle redevienne comme autrefois, simplement, un tout petit os de la terre.

LSB, 31/8/10