Il était une fois une petite fille,

Il était une fois une petite fille, qui ne se demandait pas ce qu’elle deviendrait car elle n’en avait rien à faire. Pourtant elle faisait, et dévidait sa vie sur un vieux rouet.

Petit à petit, en ne lâchant pas le monde de ses yeux verts.

Et petit petit était son monde.

Quoiqu’il prît le large assez facilement et sans crier gare par les champs et les bois, mais il suffisait de bien le tenir en lisière pour qu’il n’échappât pas complètement au regard.

Le monde avait la taille d’une cour d’école, d’une entrée de mairie et d’une rue en pente qui dévalait jusqu’à une fontaine…

Un monde plein de chemins, de sentiers et de bois et de ronces et de lilas aux branches de cerisiers, de masures dérisoires, de barrières qui s’affaissent, de murets où court peut-être encore du lierre, va savoir !

Et va savoir, maintenant qu’il a grandi, pourquoi elle s’est mise à écrire…

Premiers chapitres de Fondzone


—   Ça y est ! Je le tiens ! Le lâche pas !
—   C’est qu’il est lourd !
Morbras souffla.
—   Attention ! Sa tête va cogner par terre !!! Nous le faut en bon état !
Morbras leva plus haut les épaules de Simon dont les yeux horrifiés roulaient dans leurs orbites.
—   Il ne se débat pas, c’est déjà ça.
Piqué au peu de vif qui lui restait, le garçon tenta en vain un soubresaut.
—   Ton produit, ça nous l’a bien calmé !
—   La Douce sait y faire.
—   Voilà ! On y est presque !
Une odeur humide tombait d’un plafond noir.
—   Pose-le là !
Simon sentit la fraîcheur de la terre.
Il entendit se refermer une porte au grincement rouillé.
Il avait compris, terrorisé cette fois, qu’il allait être pour lui une troisième fois.




1.

AU CACHOT

De mauvais débuts.
Des débuts trop enfermés pour commencer quelque chose.
Simon se redressa un peu, et appuya son dos contre le mur glacé et suintant. Il s’en voulait beaucoup. Il avait presque rejoint ses parents quand il avait vu sur le sol, là, à ses pieds, un livre dont le titre, Contes à rêver dehors, scintillait. Il s’était penché pour le ramasser et s’était fait plaquer au sol par quatre mains rêches et griffues. Un piège qu’il aurait dû facilement éventer…
Il avait mal partout. Il passa un long moment à se frotter les bras et les jambes.
Un long temps mort rempli de pensées sombres et de gargouillements d’estomac. Il craignit que son histoire ne se mît à tourner en rond, comme il commençait à le faire dans son cachot…
La porte en grinçant s’entrouvrit enfin. À la lueur d’une torche, on déposa un plateau.
Il se jeta sans vergogne sur la nourriture qu’on venait de lui apporter.
Il aurait bien aimé pouvoir se plaindre, mais c’était très bon. Il allait reposer son écuelle quand il sentit que, sous la pression de ses doigts, elle s’ouvrait. Il y avait dans le double-fond minuscule un papier plié en quatre. Son cœur battit. Peut-être tenait-il déjà entre ses mains un plan d’évasion ? Il ne pouvait en avoir le cœur ni la vue nets. Il n’avait pas de briquet, ni de pierres à frotter, ni de rai de lumière sous la main, hélas. Mais l’espoir se tortillait en lui comme le petit ver de sa connaissance. Aussi se risqua-t-il à appeler, tout doucement, pour ne pas éveiller l’attention de ses geôliers : « Adjuvants ! Adjuvants ! Vous êtes là ? »
Il n’eut aucune réponse.
Il se demanda s’il allait être le personnage unique d’une histoire muette. Lui, que la multiplication des créatures fatiguait souvent, se prit à en souhaiter l’apparition subite. Il se contenterait de n’importe laquelle d’ailleurs, d’un Morbras par exemple, même s’il ne devait être qu’un gnome velu à l’esprit lent. Il osa : « Morbras, Morbras... »
La porte grinça en rouillant.
—   Tu es fou ! C’est pas l’heure !
La porte rouilla en claquant.
Il s’était levé d’un bond, il se rassit pesamment.
Pour échapper à l’angoisse, il fouilla dans sa poche pour y reprendre le message illisible, et le serrer dans sa main comme un talisman. Il n’y était plus, pas plus que dans l’autre poche !
Il tâta autour de lui. Il se mit à quatre pattes, arpenta le sol de sa prison, dont il fit plusieurs fois le tour. Il se leva, chercha dans les quatre murs un trou où la feuille aurait pu se loger. Et fouilla à nouveau ses poches. Le message s’y trouvait, comment diable ?, mais tassé en boule.
Il le lissa, s’approcha de la porte, et cria: « Morbras, es-tu là ? »
Il entendit des pas lourds s’approcher, puis s’arrêter de l’autre côté, une clé tourner dans la serrure, avant que la porte, elle, ne tournât sur ses gonds, avec un bruit rouillé, et ne se refermât brutalement.
—   Y a rien à faire ! T’es borné ! On t’a déjà dit que c’était pas l’heure !
—   Y m’appelle !
—   Et alors ?
—   Tu sais bien que quand on m’appelle, j’peux pas résister. C’est plus fort que moi.
Mais Simon avait eu le temps de voir, dans la fente de lumière, qu’il n’y avait rien d’écrit sur sa feuille.
Il la remit malgré tout dans sa poche. Puis alla s’asseoir dans un des quatre coins. Puis réfléchit.
À force de fréquenter les histoires d’un peu trop près, serait-il devenu un personnage comme les autres ? Y avait-il un message dans l’absence de message ? Voulait-On, le G.N.S. ?, mais chut !, lui dire qu’il avait fait son temps, qu’on l’abandonnait dans l’oubli, sans plus rien ni personne pour le nommer ?
Il se rebella. Ce n’était pas possible. Il n’était pas n’importe qui ! Il avait fait ses preuves ! Il ne pouvait pas pourrir ainsi au fond de ce trou de mémoire ! D’ailleurs, si la voix inconnue répétait qu’il n’était pas l’heure, c’est qu’à un moment ou un autre, il serait l’heure ! On lui avait réservé sans aucun doute un rôle, quelque part, dans une histoire pas encore au point, peut-être, mais qui avait besoin de lui. Il devait être patient et ne pas céder à la panique. Il sortit de nouveau son faux message et dessina du bout des doigts les mots qu’il espéra magiques : Chapitre 1.
Ce fut un fiasco. Il n’y eut pas de chapitre 1.
Rien ne bougea ni ne changea.
Aucun petit jour blême ne passa par le soupirail absent. Pas le moindre rayon de soleil ne parvint à filtrer d’une fissure invisible, même livide, pour réchauffer le froid toujours glacial de son cachot. Aucun bruit, aucun cocorico, aucune cloche d’aucun clocher ne résonna.
Évidemment, pas de bois touffu à traverser, en se griffant à de délicieux buissons pleins d’épines, pas de lande désolée à parcourir, une peur salutaire au ventre. Le néant. Noir et silencieux dans lequel il ne pouvait pas même réaliser son rêve minuscule, craquer une allumette.
Il se tassa dans un autre coin et attendit sa prochaine  pitance qu’on allait forcément lui apporter. N’est-ce pas ? Pas de petite voix pour lui répondre ? D’accord. Mais il en viendrait bien une. Non ?…
Oui, celle de Morbras, qui ne se fit pas trop attendre :
—   Tiens, mon gars, voilà ta pitance. C’est La Douce qui l’a préparée. Tu m’en diras des nouvelles !
Une écuelle passa par une chatière, avec un petit morceau de lumière pâle posé dessus.
—   Monsieur, Monsieur, ne partez pas, je vous en prie !
—   J’peux pas rester mon gars. J’vas m’faire disputer sinon.
—   On va me laisser là longtemps ?
—   Ah ça, mon gars…
—   Morbras ! Incorrigible ! Vraiment !
Les deux voix s’éteignirent.
Il mangea. C’était succulent et soporifique. Il s’endormit.




2.

SALLE DES ÉCRANS

Fondzone croisa les jambes. Il était assis sur une poubelle renversée, et toisait une assemblée houleuse.

—   S’il vous plaît, un peu de silence !
On vient de m’informer que le prisonnier s’est endormi.

La foule se calma.

—   Notre recueilleur de rêves est déjà sur place auprès de lui, bien entendu. Tenez-vous donc prêts. Nous sommes maintenant à la merci du dormeur.
—   Et s’il se sert d’autres personnages que nous ?
—   Impossible ! La Douce lui a inoculé nos noms dans un pâté de sa composition qu’il a particulièrement apprécié.

Le silence se fit. Ils se regardèrent tous. Se surveillant, un peu inquiets. Les écrans s’allumèrent.
Subitement, quelques-uns d’entre eux disparurent.




3.

Rêve n° 1.

Morbras se pose sans douceur sur une petite levée de terre, où il se maintient difficilement en équilibre. Il n’y a pas grand-chose autour de lui. Rien qu’il puisse reconnaître en tout cas. Une plante où il se pique, un arbre nain qu’il arrive à dépasser malgré sa petite taille, des roseaux sans eau à proximité. Du vent. Un vent presque solide qui lui envoie ses bourrasques à la figure avec une obstination déplaisante et régulière. Il tente de recoiffer sa mèche centrale, les deux latérales ayant opté pour des directions divergentes et incontrôlables.
Il pousse un cri. Justin vient de lui atterrir sur le pied.
—   Où qu’on est ?
—   Chez lui sûrement.
—   C’est pas très folichon !
—   Non, mais c’est plus clair que chez nous.
Plus clair. Le soleil qu’ils ne connaissent pas trop, souvent noyé qu’il est dans les brumes de leurs contrées, le visage pâle comme ils l’appellent, s’accote ici au ciel en vainqueur.
—   Pas commode le copain ! Y fait mal aux yeux !
Dont ils clignent, avant de se décider à descendre de leur monticule.
—   On est qu’deux ?
—   C’est peut-être une petite histoire, avec juste un dialogue et…
—   Alors qu’est-ce qu’on va s’raconter. Moi j’suis pas d’accord si faut tout qu’on invente !
—   C’est déjà lui qui invente si ça se trouve, tu sais !
—   Ben, dis-donc, il a pas beaucoup d’imagination.
—   Il vient juste de s’endormir. Attends un peu !
Ils mettent les pieds sur une route jaune, remplie d’ornières, et couverte d’une poussière que le vent rassemble en tourbillons et envoie ensuite au diable vauvert.
—   Y a mieux pour la santé.
—   Tu étais prévenu que ça ne serait pas forcément une partie de plaisir !
Rien ne les pousse à marcher, mais ils marchent, en se retournant de temps à autre pour vérifier qu’ils ont bien choisi le bon sens.
—   Qui n’est pas la chose du monde la mieux partagée, dit Justin…
Le paysage se précise. Des roches blanches apparaissent à droite, à gauche, se lèvent plus ou moins haut et, petit à petit, commencent à former une chaîne de montagne honorable.
—   Ça prend tournure, dit Justin.
—   Voui.
Leur marche devient plus agréable, des senteurs de thym portées par le vent leur arrivent aux narines que d’aise ils dilatent.
—   Dilatons tant que nous le pouvons, dit Justin.
—   Voui.
C’est alors, au moment même où ils cèdent à une dangereuse tranquillité d’âme, qu’ils perçoivent entre deux bourrasques les mots suivants :
« Morbras,
Mon gars,
Es-tu là
Près de moi ?
Je te vois
De guingois
Sur le toit
De ton toi! »
Morbras devient fébrile et cherche vers qui se diriger. Justin lui tient le bras avec fermeté.
—   Résiste, Morbras ! C’est comme le chant d’une sirène ! Ça t’attire, mais tu sais pas où !
—   Mais vers moi, mon Morbras !
Simon surgit devant eux, une casquette à l’envers sur la tête que le vent veut à tout prix lui retirer.
—   Suffit !
Le vent cesse.
—   Alors, mes bons amis ! On a voulu me garder confiné dans un recoin obscur d’un obscur univers ? On m’a mis aux fers ? En espérant que je glisse à jamais dans l’abandon et l’oubli ?
—   C’est pas nous, dit Morbras :
—   C’est qui alors ?
—   C’est Fondzone et ses copains ! Y veulent qu’on devienne les héros d’une histoire. Qu’on soit raconté, quoi...
—   Il n’y a que dans tes rêves qu’on peut y arriver !, dit Justin. Malgré toi, s’il le faut ! Et sans s’occuper de ce prétentieux de  G.N.S., qui n’a jamais voulu se servir de nous, on ne sait même pas pourquoi !
Simon fronce les sourcils. Des noms défilent dans sa tête un peu lourde, et, aussitôt, le chemin de terre jaune est couvert de monde.
—   Ça fait trop, dit Simon.
Ne restent alors sur place que Fondzone, Ventdebout et Fango, que Simon reconnaît immédiatement grâce au pâté merveilleux de La Douce. Et qu’il élimine à leur tour.




4.

SALLE DES ÉCRANS

Fondzone était à nouveau assis sur sa poubelle renversée.

—   Il nous a évacués…
—   Y a eu une petite histoire, quand même !
—   Ah oui ? C’est une histoire pour toi, un chapitre et un court encore, où y se passe rien ?
—   J’ai jamais été dans une histoire, j’peux pas dire…
—   De toute façon, c’était mal parti. Tu voulais faire quoi sur le chemin jaune ?…
—   Bien des choses en vérité, tout est toujours possible, dit Justin, du pire peut sortir le meilleur, et inversement.
—   Et du rien, le tout peut-être ?
—   Ça s’est déjà vu !
—   Pas cette fois en tout cas, dit Fondzone. Mais gardons l’espoir. On vient de me dire qu’il a failli se réveiller, qu’il a beaucoup bougé et qu’il est de nouveau endormi. Le tout et le rien ne sont pas perdus.