Il était une fois une petite fille,

Il était une fois une petite fille, qui ne se demandait pas ce qu’elle deviendrait car elle n’en avait rien à faire. Pourtant elle faisait, et dévidait sa vie sur un vieux rouet.

Petit à petit, en ne lâchant pas le monde de ses yeux verts.

Et petit petit était son monde.

Quoiqu’il prît le large assez facilement et sans crier gare par les champs et les bois, mais il suffisait de bien le tenir en lisière pour qu’il n’échappât pas complètement au regard.

Le monde avait la taille d’une cour d’école, d’une entrée de mairie et d’une rue en pente qui dévalait jusqu’à une fontaine…

Un monde plein de chemins, de sentiers et de bois et de ronces et de lilas aux branches de cerisiers, de masures dérisoires, de barrières qui s’affaissent, de murets où court peut-être encore du lierre, va savoir !

Et va savoir, maintenant qu’il a grandi, pourquoi elle s’est mise à écrire…

Extraits de La Chaise d'Oubli





Extraits du troisième récit
  
LA MASLE BÊTE


Mal est qui se mêle d’amours.
Recueil de rébus.


1


Ah l’animal ! Il a réussi à passer entre les mailles du filet ! Avant l’heure programmée du lâcher. Malin comme le singe, son cousin ! Mâle aussi, évidemment. Stupide et arrogant ! Il mène son branle, tout seul, dans les herbes, à la recherche d’une issue. Mais la clairière est cernée. Il n’ira pas loin ! La femelle le regarde, résignée. À sa bêtise sans doute, ou à son sort peut-être. Et elle attend. Sans s’agiter. Elle a du cran et de l’allure. Je grogne un peu. Je m’émeus. Mais je dois rester là, tapi dans les broussailles.
Voilà ! C’est fait ! Sans tambour ni trompette ! Sans cors ni cris ! Nos chasses sont silencieuses. Nous n’avons pas besoin de charivari pour fondre sur nos proies. Le fugitif est encerclé, remis dans le droit chemin qu’il prend à contrecœur, en trébuchant. Sa terreur est un délice que je déguste. Un vrai miel. Je m’en lèche les babines. On libère maintenant sa compagne, qui se redresse, légère, dans le clair de lune. Et qui ne le rejoint pas, la mutine mâtine. Elle va au contraire devant lui d’un bon pas. Oh, oh ! Pas trop de mépris, sapiensette. Il est prévu que tu t’accordes avec lui…
Je m’éloigne. La réintroduction de l’homme dans les zones déshumanisées est en cours.


2


Je suis un roi déchu. Un dieu renversé. Il ne reste plus de moi dans le ciel que deux étoiles, fixes sur l’horizon. Et que cette nuit comme toutes les nuits je contemple. J’ai posé ma tête sur le rocher qui bouche l’entrée de ma caverne. J’y vis seul. Je ne supporte pas mes congénères qui s’affairent à leur vie sauvage sans regret. Je n’ai pas l’absurde capacité des humains à transmuter le réel en fariboles. Mais j’aspire à retrouver mon statut d’autrefois. Celui d’un héros fondateur. Il me faut croire en des lignées nouvelles, issues de moi, remplies de mes gènes, et qui se répandront sur la planète pour la dominer. La Communauté du Vivant fait erreur. Nous n’avons pas besoin de préserver la biodiversité. De repeupler ce territoire et les autres de toutes les espèces. Sur l’arche de Noé, je n’aurais emmené que moi ! Et quelques mammifères utiles à ma subsistance ou capables de me rendre hommage. Pas de suzerain sans vassaux. Mais ces deux ridicules phénomènes humains, débarqués contre leur gré cette nuit, vont servir mes desseins… Je vais m’appuyer sur ceux que leur présence dérange…
Ils viennent d’une métropole du nord… Là où ils se sont d’eux-mêmes relégués, exténués par les réchauffements qu’ils ont provoqués. Dans un état de conservation défavorable, selon l’expression de nos experts. Menacés à court terme d’extinction. Ils n’ont cessé de migrer, d’immigrer, d’émigrer. De se remplacer, de s’exterminer. Rabougris, haineux, la vindicte aux lèvres. Des héros de clôture, qui n’ont plus su qu’élever des murs. Ils ont eu raison d’eux-mêmes. Je m’en réjouis…
Certains disent que je leur ressemble. Diaboliquement à leur image. Mais tellement plus grand, tellement plus fort. Peu d’entre eux se risquent avec moi au corps à corps… ce que devra cependant faire cette femelle…
Elle a dû à présent découvrir son terrier cinq étoiles. Aménagé à l’humaine. Avec vue sur le lac aux eaux qui dorment. Peut-être y repose-t-elle déjà sur un canapé ventru. Épuisée par l’épreuve de sa capture. Je vais m’étendre moi aussi. Mais j’ai mes rituels, mes hommages à rendre aux ancêtres. À leurs crânes nus et lisses aux belles protubérances. Ce soir, je peux leur assurer que la revanche est proche. Et que plus jamais nous ne danserons sur les places, muselés et enchaînés sous les coups de bâton d’un montreur pouilleux…


3


Adam et Eve. Pyrrha et Deucalion. Ou tout bêtement Pierre et Paule. Comme on veut. Ridicules épouvantails de la nature. Nuisibles à tous et à eux-mêmes. Ils se débattent. Au pied d’un vieux pommier survivant d’un verger. L’arbre maudit qu’ils ont rendu encore plus maléfique avec leurs produits délétères. Je leur déconseille de goûter à son fruit défendu. Pauvres bestiaux désemparés ! Pour se nourrir, ils vont en venir aux extrêmes. Inévitablement. Redevenir les prédateurs suprêmes. Ce qu’il sème ne leur suffira pas. Et la colère de leur environnement va monter. Je la stimule d’ailleurs…
Ils ont été déconnectés. Ils sont ici sans réseaux. Ni sociaux ni de soutien, psychologique ou autre. Plus d’écran entre eux et la réalité qui les effraie, incapables qu’ils sont maintenant de la tenir à distance. Je m’amuse de leurs tâtonnements. Ils tentent une pêche dans le lac avec les cannes qu’on leur a laissées. Mais les poissons se méfient. Ils ont été prévenus et savent quels fils à retordre ils peuvent leur donner. J’en attraperai un ou deux tout à l’heure, sans mal. Et je les abandonnerai dans l’herbe… Ils doivent manger…
La femelle est très attrayante. Le mâle court sans cesse après elle. Il lui répète sans doute qu’à deux il est plus facile de faire face à l’adversité, mais elle le repousse toujours. Ils ne sont pas encore près de se reproduire.
Je brosse mon poil que je fais luire. Il faut que sous le clair de lune il brille d’un éclat brun. Aucun fauve ne me vaut. Personne ne résiste jamais à mon étreinte… Elle l’apprendra.



4


Ils sont passés sans honte à l’acte de chair. Au sourire suffisant que le mâle affiche, je n’en ai aucun doute… Il la regarde se mirer dans le lac, la tête penchée, sûre d’elle. Peut-être est-elle déjà pleine de ses œuvres. Un contretemps. Sans tarder, je vais devoir éliminer ce gêneur aux gènes trop intrusifs. Je n’aurai pas de mal à convaincre ceux qui s’affligent de sa présence de la nécessité de le supprimer. Il vient bien à point de tordre le coup à quelques oiseaux de passage et lance au hasard des flèches meurtrières, à l’aide d’un arc rudimentaire certes, mais qui vont finir par atteindre leur but. Quelques ailes tachées de sang suffiront à les émouvoir, même si beaucoup d’entre eux tuent à tire larigot, eux aussi. Sans pitié pour les autres espèces, toujours nuisibles, évidemment. Tout est question de point de vue.
Je leur proposerai une battue d’effarouchement. Pour éloigner de nos territoires ces intrus d’un autre âge. En espérant un accident de chasse mortel que je favoriserai bien entendu, et dont la seule victime sera le mâle. La Communauté du Vivant nous réprouvera. Promulguera de nouvelles lois, ineptes. Vociférera son indignation. Certains d’entre nous seront condamnés. Mais à si peu. Et peu m’importe. Je serai enfin débarrassé de ce ridicule rival à la peau lisse qui se pavane, en rut. Et fabrique des couronnes de boutons d’or…



5


Nous sommes aux aguets près de leur gîte. Ils ne vont pas tarder à en sortir. Hier, ils ont mis à mort un porc sauvage qui résistait à leurs tentatives de domestication. Ils l’ont mangé dehors, sur leur terrasse, coupé en tranches et cuit sur leur barbecue. Une provocation qui a indigné au plus haut point les membres du CARH, le Comité Anti-réintroduction de l’Homme, dont je suis un ardent militant. La battue a été décidée pour aujourd’hui sans que j’aie eu à la proposer ! Mais la colère est si grande que je crains pour la vie de la femelle. Il va falloir que je détourne d’elle griffes et mâchoires.
Les stores se soulèvent. C’est elle derrière la fenêtre. Elle regarde vers le lac où le ciel s’est réfugié ce matin, groggy. Aussitôt, nous grondons, tassés dans les buissons. Elle recule, disparaît dans l’ombre. Elle a senti notre hostilité assassine. Quelques instants plus tard, venus de leur atelier, des bruits de scie et de perceuse nous fouaillent les oreilles. Vers midi, alors que notre impatience d’en découdre est à son comble, le mâle sort, enfin, muni d’une solide arbalète. La femelle le suit, avec un carquois rempli. Toujours soubrette. Mes compagnons s’éloignent en silence, pour se mettre hors de portée des carreaux dont la pointe leur paraît trop acérée. Leur détermination à se débarrasser des homo sapiens faiblit. La terre a trop longtemps appartenu de droit humain à ces singes nus du règne Animalia. Ils ont pris l’ancestrale habitude de courber l’échine devant eux. La queue basse, ils sont près de la débandade. Il ne reste plus que trois ou quatre masles bêtes comme moi pour vouloir attaquer.
À la première flèche tirée, je les laisse sortir des fourrés et courir vers la maison. Mais le sanglier, parti le premier, s’effondre, frappé à mort. Après un instant de sidération, les ardeurs belliqueuses de tous, même des plus poltrons, se réveillent. Justice est réclamée. C’est la curée. La clôture en bois est renversée. Les humains, terrifiés par notre meute hurlante assoiffée de leur sang de primates, tentent de gagner la clairière. Sortant de mon retrait stratégique, je me précipite à mon tour, écarte de ma patte gauche ceux qui veulent poursuivre la femelle, et abandonne le mâle aux gueules dévorantes. Son dépeçage me fascine, j’y participerais bien. Mais je dois emporter ma proie évanouie dans ma caverne, avant qu’elle ne me soit réclamée. Je file…