— Ça
y est ! Je le tiens ! Le lâche pas !
— C’est
qu’il est lourd !
Morbras souffla.
— Attention !
Sa tête va cogner par terre !!! Nous le faut en bon état !
Morbras leva plus haut les épaules de
Simon dont les yeux horrifiés roulaient dans leurs orbites.
— Il
ne se débat pas, c’est déjà ça.
Piqué au peu de vif qui lui restait,
le garçon tenta en vain un soubresaut.
— Ton
produit, ça nous l’a bien calmé !
— La
Douce sait y faire.
— Voilà !
On y est presque !
Une odeur humide tombait d’un plafond
noir.
— Pose-le
là !
Simon sentit la fraîcheur de la terre.
Il entendit se refermer une porte au
grincement rouillé.
Il avait compris, terrorisé cette
fois, qu’il allait être pour lui une troisième fois.
1.
AU
CACHOT
De mauvais débuts.
Des débuts trop enfermés pour commencer
quelque chose.
Simon se redressa un peu, et appuya
son dos contre le mur glacé et suintant. Il s’en voulait beaucoup. Il avait
presque rejoint ses parents quand il avait vu sur le sol, là, à ses pieds, un
livre dont le titre, Contes à rêver dehors, scintillait. Il s’était penché
pour le ramasser et s’était fait plaquer au sol par quatre mains rêches et
griffues. Un piège qu’il aurait dû facilement éventer…
Il avait mal partout. Il passa un long
moment à se frotter les bras et les jambes.
Un long temps mort rempli de pensées
sombres et de gargouillements d’estomac. Il craignit que son histoire ne se mît
à tourner en rond, comme il commençait à le faire dans son cachot…
La porte en grinçant s’entrouvrit
enfin. À la lueur d’une torche, on déposa un plateau.
Il se jeta sans vergogne sur la
nourriture qu’on venait de lui apporter.
Il aurait bien aimé pouvoir se
plaindre, mais c’était très bon. Il allait reposer son écuelle quand il sentit
que, sous la pression de ses doigts, elle s’ouvrait. Il y avait dans le
double-fond minuscule un papier plié en quatre. Son cœur battit. Peut-être
tenait-il déjà entre ses mains un plan d’évasion ? Il ne pouvait en avoir
le cœur ni la vue nets. Il n’avait pas de briquet, ni de pierres à frotter, ni
de rai de lumière sous la main, hélas. Mais l’espoir se tortillait en lui comme
le petit ver de sa connaissance. Aussi se risqua-t-il à appeler, tout
doucement, pour ne pas éveiller l’attention de ses geôliers : « Adjuvants !
Adjuvants ! Vous êtes là ? »
Il n’eut aucune réponse.
Il se demanda s’il allait être le
personnage unique d’une histoire muette. Lui, que la multiplication des
créatures fatiguait souvent, se prit à en souhaiter l’apparition subite. Il se
contenterait de n’importe laquelle d’ailleurs, d’un Morbras par exemple, même
s’il ne devait être qu’un gnome velu à l’esprit lent. Il osa : « Morbras,
Morbras... »
La porte grinça en rouillant.
— Tu
es fou ! C’est pas l’heure !
La porte rouilla en claquant.
Il s’était levé d’un bond, il se
rassit pesamment.
Pour échapper à l’angoisse, il fouilla
dans sa poche pour y reprendre le message illisible, et le serrer dans sa main
comme un talisman. Il n’y était plus, pas plus que dans l’autre poche !
Il tâta autour de lui. Il se mit à
quatre pattes, arpenta le sol de sa prison, dont il fit plusieurs fois le tour.
Il se leva, chercha dans les quatre murs un trou où la feuille aurait pu se
loger. Et fouilla à nouveau ses poches. Le message s’y trouvait, comment diable ?,
mais tassé en boule.
Il le lissa, s’approcha de la porte,
et cria: « Morbras, es-tu là ? »
Il entendit des pas lourds
s’approcher, puis s’arrêter de l’autre côté, une clé tourner dans la serrure,
avant que la porte, elle, ne tournât sur ses gonds, avec un bruit rouillé, et
ne se refermât brutalement.
— Y
a rien à faire ! T’es borné ! On t’a déjà dit que c’était pas l’heure !
— Y
m’appelle !
— Et
alors ?
— Tu
sais bien que quand on m’appelle, j’peux pas résister. C’est plus fort que moi.
Mais Simon avait eu le temps de voir,
dans la fente de lumière, qu’il n’y avait rien d’écrit sur sa feuille.
Il la remit malgré tout dans sa poche.
Puis alla s’asseoir dans un des quatre coins. Puis réfléchit.
À force de fréquenter les histoires
d’un peu trop près, serait-il devenu un personnage comme les autres ? Y
avait-il un message dans l’absence de message ? Voulait-On, le G.N.S. ?,
mais chut !, lui dire qu’il avait fait son temps, qu’on l’abandonnait dans
l’oubli, sans plus rien ni personne pour le nommer ?
Il se rebella. Ce n’était pas
possible. Il n’était pas n’importe qui ! Il avait fait ses preuves !
Il ne pouvait pas pourrir ainsi au fond de ce trou de mémoire !
D’ailleurs, si la voix inconnue répétait qu’il n’était pas l’heure, c’est qu’à
un moment ou un autre, il serait l’heure ! On lui avait réservé sans aucun
doute un rôle, quelque part, dans une histoire pas encore au point, peut-être,
mais qui avait besoin de lui. Il devait être patient et ne pas céder à la
panique. Il sortit de nouveau son faux message et dessina du bout des doigts
les mots qu’il espéra magiques : Chapitre
1.
Ce fut un fiasco. Il n’y eut pas de
chapitre 1.
Rien ne bougea ni ne changea.
Aucun petit jour blême ne passa par le
soupirail absent. Pas le moindre rayon de soleil ne parvint à filtrer d’une
fissure invisible, même livide, pour réchauffer le froid toujours glacial de
son cachot. Aucun bruit, aucun cocorico, aucune cloche d’aucun clocher ne
résonna.
Évidemment, pas de bois touffu à
traverser, en se griffant à de délicieux buissons pleins d’épines, pas de lande
désolée à parcourir, une peur salutaire au ventre. Le néant. Noir et silencieux
dans lequel il ne pouvait pas même réaliser son rêve minuscule, craquer une
allumette.
Il se tassa dans un autre coin et
attendit sa prochaine pitance qu’on
allait forcément lui apporter. N’est-ce pas ? Pas de petite voix pour lui
répondre ? D’accord. Mais il en viendrait bien une. Non ?…
Oui, celle de Morbras, qui ne se fit
pas trop attendre :
— Tiens,
mon gars, voilà ta pitance. C’est La Douce qui l’a préparée. Tu m’en diras des
nouvelles !
Une écuelle passa par une chatière,
avec un petit morceau de lumière pâle posé dessus.
— Monsieur,
Monsieur, ne partez pas, je vous en prie !
— J’peux
pas rester mon gars. J’vas m’faire disputer sinon.
— On
va me laisser là longtemps ?
— Ah
ça, mon gars…
— Morbras !
Incorrigible ! Vraiment !
Les deux voix s’éteignirent.
Il mangea. C’était succulent et
soporifique. Il s’endormit.
2.
SALLE
DES ÉCRANS
Fondzone croisa les jambes. Il était assis sur une poubelle renversée, et
toisait une assemblée houleuse.
— S’il vous plaît, un peu de silence !
On vient de m’informer que le prisonnier s’est endormi.
La foule se calma.
— Notre recueilleur de rêves est
déjà sur place auprès de lui, bien entendu. Tenez-vous donc prêts. Nous sommes
maintenant à la merci du dormeur.
— Et s’il se sert d’autres personnages
que nous ?
— Impossible ! La Douce lui a
inoculé nos noms dans un pâté de sa composition qu’il a particulièrement
apprécié.
Le silence se fit. Ils se regardèrent tous. Se surveillant, un peu
inquiets. Les écrans s’allumèrent.
Subitement, quelques-uns d’entre eux disparurent.
3.
Rêve n° 1.
Morbras se pose sans douceur sur une
petite levée de terre, où il se maintient difficilement en équilibre. Il n’y a
pas grand-chose autour de lui. Rien qu’il puisse reconnaître en tout cas. Une
plante où il se pique, un arbre nain qu’il arrive à dépasser malgré sa petite
taille, des roseaux sans eau à proximité. Du vent. Un vent presque solide qui
lui envoie ses bourrasques à la figure avec une obstination déplaisante et
régulière. Il tente de recoiffer sa mèche centrale, les deux latérales ayant
opté pour des directions divergentes et incontrôlables.
Il pousse un cri. Justin vient de lui
atterrir sur le pied.
— Où
qu’on est ?
— Chez
lui sûrement.
— C’est
pas très folichon !
— Non,
mais c’est plus clair que chez nous.
Plus clair. Le soleil qu’ils ne
connaissent pas trop, souvent noyé qu’il est dans les brumes de leurs contrées,
le visage pâle comme ils l’appellent, s’accote ici au ciel en vainqueur.
— Pas
commode le copain ! Y fait mal aux yeux !
Dont ils clignent, avant de se décider
à descendre de leur monticule.
— On
est qu’deux ?
— C’est
peut-être une petite histoire, avec juste un dialogue et…
— Alors
qu’est-ce qu’on va s’raconter. Moi j’suis pas d’accord si faut tout qu’on
invente !
— C’est
déjà lui qui invente si ça se trouve, tu sais !
— Ben,
dis-donc, il a pas beaucoup d’imagination.
— Il
vient juste de s’endormir. Attends un peu !
Ils mettent les pieds sur une route
jaune, remplie d’ornières, et couverte d’une poussière que le vent rassemble en
tourbillons et envoie ensuite au diable vauvert.
— Y
a mieux pour la santé.
— Tu
étais prévenu que ça ne serait pas forcément une partie de plaisir !
Rien ne les pousse à marcher, mais ils
marchent, en se retournant de temps à autre pour vérifier qu’ils ont bien
choisi le bon sens.
— Qui
n’est pas la chose du monde la mieux partagée, dit Justin…
Le paysage se précise. Des roches
blanches apparaissent à droite, à gauche, se lèvent plus ou moins haut et,
petit à petit, commencent à former une chaîne de montagne honorable.
— Ça
prend tournure, dit Justin.
— Voui.
Leur marche devient plus agréable, des
senteurs de thym portées par le vent leur arrivent aux narines que d’aise ils
dilatent.
— Dilatons
tant que nous le pouvons, dit Justin.
— Voui.
C’est alors, au moment même où ils
cèdent à une dangereuse tranquillité d’âme, qu’ils perçoivent entre deux
bourrasques les mots suivants :
« Morbras,
Mon gars,
Es-tu là
Près de moi ?
Je te vois
De guingois
Sur le toit
De ton toi! »
Morbras devient fébrile et cherche
vers qui se diriger. Justin lui tient le bras avec fermeté.
— Résiste,
Morbras ! C’est comme le chant d’une sirène ! Ça t’attire, mais tu
sais pas où !
— Mais
vers moi, mon Morbras !
Simon surgit devant eux, une casquette
à l’envers sur la tête que le vent veut à tout prix lui retirer.
— Suffit !
Le vent cesse.
— Alors,
mes bons amis ! On a voulu me garder confiné dans un recoin obscur d’un
obscur univers ? On m’a mis aux fers ? En espérant que je glisse à
jamais dans l’abandon et l’oubli ?
— C’est
pas nous, dit Morbras :
— C’est
qui alors ?
— C’est
Fondzone et ses copains ! Y veulent qu’on devienne les héros d’une
histoire. Qu’on soit raconté, quoi...
— Il
n’y a que dans tes rêves qu’on peut y arriver !, dit Justin. Malgré toi,
s’il le faut ! Et sans s’occuper de ce prétentieux de G.N.S., qui n’a jamais voulu se servir de
nous, on ne sait même pas pourquoi !
Simon fronce les sourcils. Des noms
défilent dans sa tête un peu lourde, et, aussitôt, le chemin de terre jaune est
couvert de monde.
— Ça
fait trop, dit Simon.
Ne restent alors sur place que Fondzone,
Ventdebout et Fango, que Simon reconnaît immédiatement grâce au pâté
merveilleux de La Douce. Et qu’il élimine à leur tour.
4.
SALLE DES ÉCRANS
Fondzone était à nouveau assis sur sa poubelle renversée.
— Il nous a évacués…
— Y a eu une petite histoire, quand
même !
— Ah oui ? C’est une histoire
pour toi, un chapitre et un court encore, où y se passe rien ?
— J’ai jamais été dans une histoire,
j’peux pas dire…
— De toute façon, c’était mal parti.
Tu voulais faire quoi sur le chemin jaune ?…
— Bien des choses en vérité, tout
est toujours possible, dit Justin, du pire peut sortir le meilleur, et
inversement.
— Et du rien, le tout peut-être ?
— Ça s’est déjà vu !
— Pas cette fois en tout cas, dit
Fondzone. Mais gardons l’espoir. On vient de me dire qu’il a failli se
réveiller, qu’il a beaucoup bougé et qu’il est de nouveau endormi. Le tout et
le rien ne sont pas perdus.