Aux
Alpilles,
Et à
leurs lumières qui ne m’ont jamais menti.
… l’âme crédule, éblouie par la
lumière menteuse.
Vladimir Jankélévitch,
Le Je-ne-sais-quoi et le Presque-rien
Nous sommes dans l’obscurité. Nous faisons
ce que nous pouvons. Le reste est la folie de l’art.
Henri James, cité par Truman Capote, cité
par Jean d’Ormesson.
Réel-réel :
cela n’existe pas, pour les humains. Réel-fiction seulement, partout, dès lors
que nous vivons dans le temps.
Nancy
Huston
L’Espèce
fabulatrice
1
Elle
l’a immédiatement reconnu. Il a frôlé sa chaise, puis tendu sa main vers elle,
paume ouverte. Sans réfléchir, elle a glissé dedans le pourboire prévu pour la
serveuse. Il a incliné la tête avant de se diriger vers la fontaine. Elle l’a
vu plonger deux doigts dans le bassin, comme autrefois, et disparaître. Elle s’est
levée, mais ne l’a pas suivi, trouvant douloureux et cocasse de lui avoir fait
l’aumône.
Elle
est rentrée au mas, à pied, ainsi qu’elle en était partie. Sans se retourner,
même si, peut-être, il était quelque part à l’affût. Tout en marchant, elle a
laissé monter et mourir les souvenirs. Elle les avait tant ruminés qu’ils
n’égratignaient plus sa mémoire. D’ailleurs vingt ans avaient passé. Le temps
d’une peine à purger. Sans visite ni parloir.
Elle a
poussé la grille en fer. Le mas jaunissait sous la chaleur du jour. Les
oliviers dodelinaient, branches basses. S’il était vraiment de retour, il ne
trouverait rien de changé. Non pas qu’elle l’eût voulu. Elle avait simplement
fait preuve de paresse. Mais si tous les objets avaient gardé leur place et
leur âme, depuis longtemps elle avait perdu les siennes… Il ne la reconnaîtrait
pas.
Elle
s’est assise sur le banc de pierre près du cyprès. Le soleil s’est crispé,
comme sa main sur sa poitrine. Il en tombait des rayons durs et drus. Il était là,
donc. En traîne-savates qu’il avait usées jusqu’à la corde dans des pays
lointains où Paul avait tenté en vain de le retrouver… Il est vrai que les
héros périssent, une fois leur but atteint, sans prévenir, à l’heure due, comme
des princes solitaires…
Mais
Baptiste n’avait pas laissé son nom dans un cimetière. Il était là. En
vacillant, elle a quitté le banc. Pour le moment, mieux valait se taire.
Quand
la nuit est venue, elle est montée à l’étage. Par la fenêtre ouverte, elle a
regardé les Alpilles. Elle n’en devinait que les premières roches, blanchies
par la lune. Les cigales s’étaient tues. Le mistral se levait. Il retournait déjà
durement les feuilles des oliviers. Elle a frissonné. Qu’attendait-il
donc ? D’avoir mieux à offrir que ses haillons ? D’être à nouveau,
par la grâce d’une déesse amoureuse, rayonnant
de charme et de beauté ?
Ou d’avoir réglé quelques mauvais comptes ?... Il s’était présenté à elle plus
comme une menace qu’un rappel, mais elle était malgré tout curieuse d’entendre
le récit à coup sûr frauduleux de son odyssée. L’écouter lui permettrait enfin d’achever
le sien. Toujours remis sur le métier. Continuellement fait et défait. Rendu
muet par son absence et qu’elle avait abandonné. Elle s’est tournée vers le
cyprès. Il se hérissait sous le vent, brossant mécaniquement le ciel.
Elle a
fermé les volets de bois, allumé la lampe du bureau, puis fouillé dans ses tiroirs
à la recherche du vieux cahier Charillard. Elle y avait haché les
carreaux de grands traits noirs qu’il allait falloir déchiffrer.
2
CAHIER CHARILLARD
Évadé de
son palais des Mille et Une
Nuits, par haine des femmes ou du monde,
Shariar le sultan devint Charillard le
clochard.
Il erra, il erra, il erra longtemps…
Puis, après
avoir suivi chemins, sentiers, et layons, et perdu pied dans des mers
profondes, il se réfugia dans un terrain vague, à la lisière d’une ville sans nom.
Il y chercha d’abord, entre deux cailloux, au milieu des déchets, un sens à ce
qui n’en avait pas. Ensuite, il n’en chercha plus. Se contentant d’être lui-même un rebut.
Il passait son temps au présent. Allongé sur un sol si perclus de douleurs qu’il le sentait gémir. Regardait chaque brin d’herbe avec une attention subtile, suivant un à un les bords fins des feuilles, puis leurs nervures, rongées par la rouille. Plantait ses mains dans la terre jusqu’à en saigner, puis les levait, ongles noirs et cassés, non pas vers le ciel, mais vers les arbres qui épuisaient leur sève à pousser entre les
chardons. Et après ce geste d’offrande ridicule bien que nécessaire, il
partait chercher sa pitance. Dans les poubelles des immeubles voisins. Des bêtes pansues à
l’odeur puissante. Des cavernes d’Ali Baba aux trésors incongrus. Une fois repu, il retournait à sa tente, en
papier journal qu’il ne lisait plus, et
sacs plastique. Il s’y lovait pour la nuit. Sombrait dans
un sommeil sombre. Il n’y rêvait jamais de sa gloire passée. Parce qu’il
savait qu’un jour ou l’autre, il en remettrait
les oripeaux douteux. Et il goûtait au matin revenu avec
gourmandise… Il lui trouvait
toujours la même saveur acidulée, bien qu’il le
sût mité.
Elle a
relevé les yeux, un doigt sur la page. Dehors le gravier avait crissé. Paul
rentrait. Il allait monter, lui parler des vignes. Elle a rangé le cahier dans
le tiroir qu’elle a fermé à clé. Maman, a-t-il dit en entrant, Chien a disparu.
Elle a
semblé incrédule. Chien était si vieux. Incapable de bouger. Il posait son museau
sur le sol de la cour, là où il y avait de l’ombre, et gardait à peine les yeux
ouverts. On le portait dans la maison dès que la fraîcheur l’éveillait. Un
soir, Baptiste l’avait ramené, un cadeau d’Étienne, avait-il dit, avant
d’ajouter solennel et stupide, qu’il serait le fidèle gardien de sa fidélité…
— Impossible qu’il soit allé mourir bien loin, a
repris Paul. Pourtant j’ai cherché partout… Il faut appeler François…
— Que veux-tu qu’il sache...
Elle
est restée un long moment sur sa chaise, le cœur battant. Baptiste était venu jusqu’au
mas, et il avait emporté Chien, son Argos…
Elle savait
qu’elle ne dormirait pas. Elle est descendue au rez-de-chaussée, a pris une
torche, enfilé un blouson. Je vais faire un tour, a-t-elle crié à Paul qui dînait
dans la cuisine. Si tard ? Elle n’a pas répondu.