Il était une fois une petite fille,

Il était une fois une petite fille, qui ne se demandait pas ce qu’elle deviendrait car elle n’en avait rien à faire. Pourtant elle faisait, et dévidait sa vie sur un vieux rouet.

Petit à petit, en ne lâchant pas le monde de ses yeux verts.

Et petit petit était son monde.

Quoiqu’il prît le large assez facilement et sans crier gare par les champs et les bois, mais il suffisait de bien le tenir en lisière pour qu’il n’échappât pas complètement au regard.

Le monde avait la taille d’une cour d’école, d’une entrée de mairie et d’une rue en pente qui dévalait jusqu’à une fontaine…

Un monde plein de chemins, de sentiers et de bois et de ronces et de lilas aux branches de cerisiers, de masures dérisoires, de barrières qui s’affaissent, de murets où court peut-être encore du lierre, va savoir !

Et va savoir, maintenant qu’il a grandi, pourquoi elle s’est mise à écrire…

EXTRAITS DE LUMIERES MENTEUSES





Aux Alpilles,
Et à leurs lumières qui ne m’ont jamais menti.



… l’âme crédule, éblouie par la lumière menteuse.
Vladimir Jankélévitch,
Le Je-ne-sais-quoi et le Presque-rien

Nous sommes dans l’obscurité. Nous faisons ce que nous pouvons. Le reste est la folie de l’art.
Henri James, cité par Truman Capote, cité par Jean d’Ormesson.

Réel-réel : cela n’existe pas, pour les humains. Réel-fiction seulement, partout, dès lors que nous vivons dans le temps.
Nancy Huston
L’Espèce fabulatrice



1


Elle l’a immédiatement reconnu. Il a frôlé sa chaise, puis tendu sa main vers elle, paume ouverte. Sans réfléchir, elle a glissé dedans le pourboire prévu pour la serveuse. Il a incliné la tête avant de se diriger vers la fontaine. Elle l’a vu plonger deux doigts dans le bassin, comme autrefois, et disparaître. Elle s’est levée, mais ne l’a pas suivi, trouvant douloureux et cocasse de lui avoir fait l’aumône.
Elle est rentrée au mas, à pied, ainsi qu’elle en était partie. Sans se retourner, même si, peut-être, il était quelque part à l’affût. Tout en marchant, elle a laissé monter et mourir les souvenirs. Elle les avait tant ruminés qu’ils n’égratignaient plus sa mémoire. D’ailleurs vingt ans avaient passé. Le temps d’une peine à purger. Sans visite ni parloir.
Elle a poussé la grille en fer. Le mas jaunissait sous la chaleur du jour. Les oliviers dodelinaient, branches basses. S’il était vraiment de retour, il ne trouverait rien de changé. Non pas qu’elle l’eût voulu. Elle avait simplement fait preuve de paresse. Mais si tous les objets avaient gardé leur place et leur âme, depuis longtemps elle avait perdu les siennes… Il ne la reconnaîtrait pas.
Elle s’est assise sur le banc de pierre près du cyprès. Le soleil s’est crispé, comme sa main sur sa poitrine. Il en tombait des rayons durs et drus. Il était là, donc. En traîne-savates qu’il avait usées jusqu’à la corde dans des pays lointains où Paul avait tenté en vain de le retrouver… Il est vrai que les héros périssent, une fois leur but atteint, sans prévenir, à l’heure due, comme des princes solitaires…
Mais Baptiste n’avait pas laissé son nom dans un cimetière. Il était là. En vacillant, elle a quitté le banc. Pour le moment, mieux valait se taire.

Quand la nuit est venue, elle est montée à l’étage. Par la fenêtre ouverte, elle a regardé les Alpilles. Elle n’en devinait que les premières roches, blanchies par la lune. Les cigales s’étaient tues. Le mistral se levait. Il retournait déjà durement les feuilles des oliviers. Elle a frissonné. Qu’attendait-il donc ? D’avoir mieux à offrir que ses haillons ? D’être à nouveau, par la grâce d’une déesse amoureuse, rayonnant de charme et de beauté ?[1] Ou d’avoir réglé quelques mauvais comptes ?... Il s’était présenté à elle plus comme une menace qu’un rappel, mais elle était malgré tout curieuse d’entendre le récit à coup sûr frauduleux de son odyssée. L’écouter lui permettrait enfin d’achever le sien. Toujours remis sur le métier. Continuellement fait et défait. Rendu muet par son absence et qu’elle avait abandonné. Elle s’est tournée vers le cyprès. Il se hérissait sous le vent, brossant mécaniquement le ciel.
Elle a fermé les volets de bois, allumé la lampe du bureau, puis fouillé dans ses tiroirs à la recherche du vieux cahier Charillard. Elle y avait haché les carreaux de grands traits noirs qu’il allait falloir déchiffrer.



2


CAHIER CHARILLARD

Évadé de son palais des Mille et Une Nuits, par haine des femmes ou du monde,
Shariar le sultan devint Charillard le clochard.
Il erra, il erra, il erra longtemps…
Puis, après avoir suivi chemins, sentiers, et layons, et perdu pied dans des mers profondes, il se réfugia dans un terrain vague, à la lisière d’une ville sans nom.
Il y chercha d’abord, entre deux cailloux, au milieu des déchets, un sens à ce qui n’en avait pas. Ensuite, il n’en chercha plus. Se contentant d’être lui-même un rebut.
Il passait son temps au présent. Allongé sur un sol si perclus de douleurs qu’il le sentait gémir. Regardait chaque brin d’herbe avec une attention subtile, suivant un à un les bords fins des feuilles, puis leurs nervures, rongées par la rouille. Plantait ses mains dans la terre jusqu’à en saigner, puis les levait, ongles noirs et cassés, non pas vers le ciel, mais vers les arbres qui épuisaient leur sève à pousser entre les chardons. Et après ce geste d’offrande ridicule bien que nécessaire, il partait chercher sa pitance. Dans les poubelles des immeubles voisins. Des bêtes pansues à l’odeur puissante. Des cavernes d’Ali Baba aux trésors incongrus. Une fois repu, il retournait à sa tente, en papier journal qu’il ne lisait plus, et sacs plastique. Il s’y lovait pour la nuit. Sombrait dans un sommeil sombre. Il ny rêvait jamais de sa gloire passée. Parce qu’il savait qu’un jour ou l’autre, il en remettrait les oripeaux douteux. Et il goûtait au matin revenu avec gourmandise Il lui trouvait toujours la même saveur acidulée, bien qu’il le sût mité.

Elle a relevé les yeux, un doigt sur la page. Dehors le gravier avait crissé. Paul rentrait. Il allait monter, lui parler des vignes. Elle a rangé le cahier dans le tiroir qu’elle a fermé à clé. Maman, a-t-il dit en entrant, Chien a disparu.
Elle a semblé incrédule. Chien était si vieux. Incapable de bouger. Il posait son museau sur le sol de la cour, là où il y avait de l’ombre, et gardait à peine les yeux ouverts. On le portait dans la maison dès que la fraîcheur l’éveillait. Un soir, Baptiste l’avait ramené, un cadeau d’Étienne, avait-il dit, avant d’ajouter solennel et stupide, qu’il serait le fidèle gardien de sa fidélité…
  Impossible qu’il soit allé mourir bien loin, a repris Paul. Pourtant j’ai cherché partout… Il faut appeler François…
  Que veux-tu qu’il sache...
Elle est restée un long moment sur sa chaise, le cœur battant. Baptiste était venu jusqu’au mas, et il avait emporté Chien, son Argos…
Elle savait qu’elle ne dormirait pas. Elle est descendue au rez-de-chaussée, a pris une torche, enfilé un blouson. Je vais faire un tour, a-t-elle crié à Paul qui dînait dans la cuisine. Si tard ? Elle n’a pas répondu.


[1] Homère, L’Odyssée