1.
Tout a commencé normalement.
Par la découverte du cadavre de la victime. Un corps dont on n’a pas reconnu
tout de suite le propriétaire. Sans vêtements et sans peau. Écorché, vif, a
précisé le médecin légiste, le gars a dû en baver pendant des heures, personne
n’a entendu ses hurlements ? Il faut dire que les murs de l’église sont
épais. Et que Barth a été supplicié dans l’église. Au pied du maître autel.
Maintenu entre deux piquets. Le travail avait été bien fait, il tenait sa peau
qu’on lui avait ôtée d’un seul tenant entre ses deux mains, et elle pendait
devant lui comme un suaire. Vous avez remarqué, a dit Bixente ? Il
ressemble au Christ au-dessus de lui. Une grande statue en bois fixée au mur
rouge, un crucifié sans croix, qui tenait son linceul à bout de bras, lui
aussi. L’œuvre d’un artiste de passage a précisé Bixente. Remarquable,
non ? Saisissant, lui a répondu Benoît Dubosc. Barth n’était pas moins
saisissant. On a défait ses liens, on a regardé son corps s’affaisser
lentement, personne n’a osé le maintenir, et on s’est demandé s’il fallait
l’envelopper dans sa peau. Surtout pas !, a dit le médecin. Quelqu’un,
peut-être le Vieux, a eu l’idée de le déposer sur les planches blanchâtres du corbillard en bois, hors d’usage, encore
garé malgré tout contre le mur extérieur. Sans chevaux caparaçonnés il ne
pouvait pas rouler, mais deux grands costauds du Village se sont placés entre
les brancards et l’ont fait avancer jusqu’à la place pour y attendre
l’ambulance. La mort circulait comme autrefois à pas comptés et claudicants à
cause du pied bot du libraire. Le corps rouge bringuebalait. On n’avait pas pu
fermer les yeux sans paupières et sans cils que l’assassin avait crevés.
2.
Mais dès le début de son
enquête, Bixente n’a pas respecté les règles. Il a choisi Benoît Dubosc pour
l’aider dans ses recherches, et Benoît Dubosc n’avait en rien les compétences
d’un détective. Il était installé depuis peu à l’hôtel d’En Face, (C’est bien le diable si on n’est pas toujours en face de
quelque chose ou de quelqu’un, voire de soi-même, disait toujours Tom qui en
était le propriétaire), pour des raisons, obscures ont dit les meilleures
langues, inavouables surtout, ont susurré les perfides bifides, de loin les
plus nombreuses. Il est vrai que Dubosc avait déclaré en remplissant le
registre d’accueil qu’il n’était pas, par hasard, non, de la famille des Dubosc
que Tom connaissait, mais qu’il avait sans aucun doute un nom de hasard, et
qu’il ne savait pas combien de temps il resterait, l’histoire pouvant être plus
ou moins longue. De quoi rendre suspicieux. Aussi Tom n’avait-il, dès lors,
cessé de surveiller ses allées et venues tout en essuyant ses verres derrière
le comptoir. Ceci dit, on n’avait rien à reprocher à Dubosc. C’est à Bixente
qu’on reprochait d’avoir pris comme acolyte celui dont on aurait bien fait le
coupable. Il avait ses raisons, disait-il. Obscures ou inavouables, on était,
là encore, très partagé.
3.
Pour commencer, Bixente a fait
visiter la maison de Barth à Dubosc. Un vrai poème, a-t-il assuré, en vers on
ne peut plus libres ! Regardez ! Mettez-vous en plein les mirettes !
Dubosc a d’abord reculé
avant d’entrer. Des chauves-souris voletaient dans la pièce du bas. N’ayez
aucune crainte, Benoît, elles disposent du système très au point de
l’écholocation et détectent parfaitement les obstacles quels qu’ils soient. Il
n’empêche, a dit Dubosc. C’est votre cerveau reptilien qui s’affole, a repris
Bixente. Mais aussi pourquoi tant d’insectes morts sur le sol et partout ?
Elles les tuent sans les manger ? Ce sont leurs fientes, Benoît.
Simplement.
Dubosc a regardé à gauche
l’évier à un bac recouvert de toiles d’araignées, contre lequel était posé un
bâton de randonnée. Il aimait la marche, a précisé Bixente. Il partait souvent
et très tôt le matin, dès potron-minet comme disait mon grand-père, pour
rentrer à point d’heure, comme disait ma grand-mère. Ce qu’il rapportait de ses
balades, difficile à dire. En tout cas des phrases, car il y en a des quantités
partout chez lui, autant que de fientes de chauves-souris. Et il n’a pas
cherché à les liquider ? Les phrases, vous voulez dire ? Non !
Les chauves-souris ! Il a condamné le grenier, mais ça n’a pas suffi,
elles sont revenues par la cheminée ! Ça se bouche une cheminée, a
rétorqué Dubosc. Par la cheminée, la fumée invisible des feux éteints doit
pouvoir sortir, répétait Barth, en ajoutant que le monde s’en repaît et qu’on
ne doit pas l’en priver. Dubosc s’est tu. D’accord, a dit Bixente, ce n’est
sans doute pas très clair. Mais il aimait les phrases… Et il a vécu avec
elles ? a demandé Dubosc ? Avec les phrases ? Non ! Avec
les chauves-souris ! Ah, oui, les chauves-souris ! Il faut croire… Bixente
a hoché la tête. Je les ai toujours vues chez lui… Ce ne sont pas de méchantes
bêtes.
Sur le canapé des chemises
traînaient ainsi qu’une vieille couverture, saturée de déjections. Il restait
une assiette sale sur la gazinière à deux feux.
À côté, c’est la salle à
manger, sans table et sans chaises, comme lui sans habits et sans peau… Jamais
dans la norme… Juste ce frigo rouillé, pour garder quoi ? Eh bien, pas
grand-chose, un peu de bière, une botte de radis, un melon… Non, non, il
n’était pas végétarien… Mais il l’avait été, je crois. Il changeait tout le
temps de régime. Il a gardé jusqu’au bout une silhouette exemplaire, comme vous
avez pu vous en rendre compte. Pas de graisse, n’est-ce pas, rien que des
muscles. Dubosc a eu un haut-le-cœur. Pardonnez-moi, Benoît, vous manquez
encore d’entraînement.
Ils sont montés à l’étage.
L’escalier était moins vermoulu que ne l’avait craint Dubosc.
Son bureau, a dit Bixente.
Une vieille table de jardin. Mais pas de fouillis, là, vous le constatez !
La règle, les stylos, les papiers, tout est placé dans un ordre voulu,
maniaque, même, non ? Visiblement, il était en train de réparer ce manège.
Un jouet rouge, en bois, avec quatre chevaux numérotés et leurs cavaliers. Il
aimait leur faire faire une course perdue d’avance, a expliqué Bixente, comme
il la faisait faire aussi aux escargots sur le muret de la mairie quand il
était petit. Dubosc a demandé s’il fallait y voir une image naïve du monde. De
celui peut-être qui se repaît de fumées invisibles, qui bascule si on n’y met
pas quelques points de colle… Sans doute, a répondu Bixente qu’il y voyait
quelque chose. Il était très attaché à ce jouet ainsi qu’à son jumeau.
Retournez-vous. Là. Derrière vous, sur le bureau à tiroirs où il enfermait ses
clés, le même, en jaune. Un peu plus poussiéreux, mais en état de marche.
Bixente a poussé d’un doigt les chevaux qui se sont entrechoqués. Inévitablement,
a-t-il dit en souriant.
Ils se sont assis sur une
malle grise et métallique, au couvercle cabossé. Le ciel est pareil dehors
aujourd’hui, a observé Bixente. Dubosc a jeté un coup d’œil au-delà de la
fenêtre ouverte, puis regardé l’empilement de cartons.
Ils sont remplis de ses
dossiers, a dit Bixente. Sur tout et n’importe quoi. Il va falloir les
emporter, les ouvrir et les lire. Son écriture n’est pas mauvaise, ça devrait
être facile. Mais long. Vous m’aiderez, Benoît. Je vous en donnerai une partie.
Vous me ferez un rapport. Nous n’y trouverons pas grand-chose sûrement, à part
lui, évidemment. Nous allons l’écorcher davantage, le décortiquer, mais sous
anesthésie générale, il n’en souffrira pas.
En face, la chambre. Le lit
n’est pas fait, Barth n’était pas un adepte du ménage. Il disait passer le
chiffon sur le monde, de temps à autre, sans pour autant venir à bout de la
saleté : bien trop d’excréments pour un seul homme. Je remplis la gamelle
du chat, ce n’est déjà pas si mal, avait-il l’habitude d’ajouter, d’autant plus
bizarrement que je ne lui ai jamais connu de chat ! Les trains
électriques, sur la planche, étaient sa fierté. Ils tracent leur sillon comme
moi, imperturbablement, on appelle ça des rails, pourquoi pas ! Vous devez
commencer à vous habituer aux phrases de Barth.
Bixente et Dubosc sont
ressortis, les bras chargés de cartons. Personne n’est allé les aider à les
transporter jusqu’au poste de police. S’ils traquaient la victime au lieu de l’assassin,
grand bien leur fît, mais on désapprouvait.