Il était une fois une petite fille,

Il était une fois une petite fille, qui ne se demandait pas ce qu’elle deviendrait car elle n’en avait rien à faire. Pourtant elle faisait, et dévidait sa vie sur un vieux rouet.

Petit à petit, en ne lâchant pas le monde de ses yeux verts.

Et petit petit était son monde.

Quoiqu’il prît le large assez facilement et sans crier gare par les champs et les bois, mais il suffisait de bien le tenir en lisière pour qu’il n’échappât pas complètement au regard.

Le monde avait la taille d’une cour d’école, d’une entrée de mairie et d’une rue en pente qui dévalait jusqu’à une fontaine…

Un monde plein de chemins, de sentiers et de bois et de ronces et de lilas aux branches de cerisiers, de masures dérisoires, de barrières qui s’affaissent, de murets où court peut-être encore du lierre, va savoir !

Et va savoir, maintenant qu’il a grandi, pourquoi elle s’est mise à écrire…

Écorché: Premiers chapitres


Le soleil ni la mort ne se peuvent regarder fixement. 
La Rochefoucauld





1.

Tout a commencé normalement. Par la découverte du cadavre de la victime. Un corps dont on n’a pas reconnu tout de suite le propriétaire. Sans vêtements et sans peau. Écorché, vif, a précisé le médecin légiste, le gars a dû en baver pendant des heures, personne n’a entendu ses hurlements ? Il faut dire que les murs de l’église sont épais. Et que Barth a été supplicié dans l’église. Au pied du maître autel. Maintenu entre deux piquets. Le travail avait été bien fait, il tenait sa peau qu’on lui avait ôtée d’un seul tenant entre ses deux mains, et elle pendait devant lui comme un suaire. Vous avez remarqué, a dit Bixente ? Il ressemble au Christ au-dessus de lui. Une grande statue en bois fixée au mur rouge, un crucifié sans croix, qui tenait son linceul à bout de bras, lui aussi. L’œuvre d’un artiste de passage a précisé Bixente. Remarquable, non ? Saisissant, lui a répondu Benoît Dubosc. Barth n’était pas moins saisissant. On a défait ses liens, on a regardé son corps s’affaisser lentement, personne n’a osé le maintenir, et on s’est demandé s’il fallait l’envelopper dans sa peau. Surtout pas !, a dit le médecin. Quelqu’un, peut-être le Vieux, a eu l’idée de le déposer sur les planches blanchâtres  du corbillard en bois, hors d’usage, encore garé malgré tout contre le mur extérieur. Sans chevaux caparaçonnés il ne pouvait pas rouler, mais deux grands costauds du Village se sont placés entre les brancards et l’ont fait avancer jusqu’à la place pour y attendre l’ambulance. La mort circulait comme autrefois à pas comptés et claudicants à cause du pied bot du libraire. Le corps rouge bringuebalait. On n’avait pas pu fermer les yeux sans paupières et sans cils que l’assassin avait crevés.





2.

Mais dès le début de son enquête, Bixente n’a pas respecté les règles. Il a choisi Benoît Dubosc pour l’aider dans ses recherches, et Benoît Dubosc n’avait en rien les compétences d’un détective. Il était installé depuis peu à l’hôtel d’En Face, (C’est bien le diable si on n’est pas toujours en face de quelque chose ou de quelqu’un, voire de soi-même, disait toujours Tom qui en était le propriétaire), pour des raisons, obscures ont dit les meilleures langues, inavouables surtout, ont susurré les perfides bifides, de loin les plus nombreuses. Il est vrai que Dubosc avait déclaré en remplissant le registre d’accueil qu’il n’était pas, par hasard, non, de la famille des Dubosc que Tom connaissait, mais qu’il avait sans aucun doute un nom de hasard, et qu’il ne savait pas combien de temps il resterait, l’histoire pouvant être plus ou moins longue. De quoi rendre suspicieux. Aussi Tom n’avait-il, dès lors, cessé de surveiller ses allées et venues tout en essuyant ses verres derrière le comptoir. Ceci dit, on n’avait rien à reprocher à Dubosc. C’est à Bixente qu’on reprochait d’avoir pris comme acolyte celui dont on aurait bien fait le coupable. Il avait ses raisons, disait-il. Obscures ou inavouables, on était, là encore, très partagé.





3.

Pour commencer, Bixente a fait visiter la maison de Barth à Dubosc. Un vrai poème, a-t-il assuré, en vers on ne peut plus libres ! Regardez ! Mettez-vous en plein les mirettes !
Dubosc a d’abord reculé avant d’entrer. Des chauves-souris voletaient dans la pièce du bas. N’ayez aucune crainte, Benoît, elles disposent du système très au point de l’écholocation et détectent parfaitement les obstacles quels qu’ils soient. Il n’empêche, a dit Dubosc. C’est votre cerveau reptilien qui s’affole, a repris Bixente. Mais aussi pourquoi tant d’insectes morts sur le sol et partout ? Elles les tuent sans les manger ? Ce sont leurs fientes, Benoît. Simplement.
Dubosc a regardé à gauche l’évier à un bac recouvert de toiles d’araignées, contre lequel était posé un bâton de randonnée. Il aimait la marche, a précisé Bixente. Il partait souvent et très tôt le matin, dès potron-minet comme disait mon grand-père, pour rentrer à point d’heure, comme disait ma grand-mère. Ce qu’il rapportait de ses balades, difficile à dire. En tout cas des phrases, car il y en a des quantités partout chez lui, autant que de fientes de chauves-souris. Et il n’a pas cherché à les liquider ? Les phrases, vous voulez dire ? Non ! Les chauves-souris ! Il a condamné le grenier, mais ça n’a pas suffi, elles sont revenues par la cheminée ! Ça se bouche une cheminée, a rétorqué Dubosc. Par la cheminée, la fumée invisible des feux éteints doit pouvoir sortir, répétait Barth, en ajoutant que le monde s’en repaît et qu’on ne doit pas l’en priver. Dubosc s’est tu. D’accord, a dit Bixente, ce n’est sans doute pas très clair. Mais il aimait les phrases… Et il a vécu avec elles ? a demandé Dubosc ? Avec les phrases ? Non ! Avec les chauves-souris ! Ah, oui, les chauves-souris ! Il faut croire… Bixente a hoché la tête. Je les ai toujours vues chez lui… Ce ne sont pas de méchantes bêtes.
Sur le canapé des chemises traînaient ainsi qu’une vieille couverture, saturée de déjections. Il restait une assiette sale sur la gazinière à deux feux.
À côté, c’est la salle à manger, sans table et sans chaises, comme lui sans habits et sans peau… Jamais dans la norme… Juste ce frigo rouillé, pour garder quoi ? Eh bien, pas grand-chose, un peu de bière, une botte de radis, un melon… Non, non, il n’était pas végétarien… Mais il l’avait été, je crois. Il changeait tout le temps de régime. Il a gardé jusqu’au bout une silhouette exemplaire, comme vous avez pu vous en rendre compte. Pas de graisse, n’est-ce pas, rien que des muscles. Dubosc a eu un haut-le-cœur. Pardonnez-moi, Benoît, vous manquez encore d’entraînement.
Ils sont montés à l’étage. L’escalier était moins vermoulu que ne l’avait craint Dubosc.
Son bureau, a dit Bixente. Une vieille table de jardin. Mais pas de fouillis, là, vous le constatez ! La règle, les stylos, les papiers, tout est placé dans un ordre voulu, maniaque, même, non ? Visiblement, il était en train de réparer ce manège. Un jouet rouge, en bois, avec quatre chevaux numérotés et leurs cavaliers. Il aimait leur faire faire une course perdue d’avance, a expliqué Bixente, comme il la faisait faire aussi aux escargots sur le muret de la mairie quand il était petit. Dubosc a demandé s’il fallait y voir une image naïve du monde. De celui peut-être qui se repaît de fumées invisibles, qui bascule si on n’y met pas quelques points de colle… Sans doute, a répondu Bixente qu’il y voyait quelque chose. Il était très attaché à ce jouet ainsi qu’à son jumeau. Retournez-vous. Là. Derrière vous, sur le bureau à tiroirs où il enfermait ses clés, le même, en jaune. Un peu plus poussiéreux, mais en état de marche. Bixente a poussé d’un doigt les chevaux qui se sont entrechoqués. Inévitablement, a-t-il dit en souriant.
Ils se sont assis sur une malle grise et métallique, au couvercle cabossé. Le ciel est pareil dehors aujourd’hui, a observé Bixente. Dubosc a jeté un coup d’œil au-delà de la fenêtre ouverte, puis regardé l’empilement de cartons.
Ils sont remplis de ses dossiers, a dit Bixente. Sur tout et n’importe quoi. Il va falloir les emporter, les ouvrir et les lire. Son écriture n’est pas mauvaise, ça devrait être facile. Mais long. Vous m’aiderez, Benoît. Je vous en donnerai une partie. Vous me ferez un rapport. Nous n’y trouverons pas grand-chose sûrement, à part lui, évidemment. Nous allons l’écorcher davantage, le décortiquer, mais sous anesthésie générale, il n’en souffrira pas.
En face, la chambre. Le lit n’est pas fait, Barth n’était pas un adepte du ménage. Il disait passer le chiffon sur le monde, de temps à autre, sans pour autant venir à bout de la saleté : bien trop d’excréments pour un seul homme. Je remplis la gamelle du chat, ce n’est déjà pas si mal, avait-il l’habitude d’ajouter, d’autant plus bizarrement que je ne lui ai jamais connu de chat ! Les trains électriques, sur la planche, étaient sa fierté. Ils tracent leur sillon comme moi, imperturbablement, on appelle ça des rails, pourquoi pas ! Vous devez commencer à vous habituer aux phrases de Barth.

Bixente et Dubosc sont ressortis, les bras chargés de cartons. Personne n’est allé les aider à les transporter jusqu’au poste de police. S’ils traquaient la victime au lieu de l’assassin, grand bien leur fît, mais on désapprouvait.