Aveugle
est la passion que stimule la haine ; elle ne se soucie point d’être
réglée et ne supporte pas d’être réfrénée ; elle ne craint pas la
mort ; elle brûle d’aller spontanément se jeter sur le glaive.
Sénèque
J’ai envie d’une histoire avec elle. Mais pas de celle qu’Euripide
et Sénèque, ces faiseurs de ragots, s’amusent à colporter, dans tous les étages
de l’immeuble, comme d’affreux concierges…
Elle s’appelle Médée.
Et celui qui l’a ramenée de l’est, un certain Jason, l’a salement laissé tomber…
Un beau gars, ce Jason.
Quand il a accosté dans sa vie, tout brun, le cheveu noir, le muscle sec, les
grands blonds du coin qui paradaient sur leurs motos, lui ont aussitôt paru
fades. Il était arrivé par la mer. Une nuit sans fanal. La lune avait capoté
très au large. On n’était plus au temps des grands
massacres, mais on lui a trouvé le genre qu’on n’aimait pas. Il le savait,
et les copains débarqués avec lui, aussi. Pour éloigner les couteaux tirés, il
s’est dit réfugié politique. Il a sorti de ses poches, pliée en quatre sous son
arme, une histoire toute prête, à laquelle on n’était pas obligé de croire,
mais qu’on a écoutée. Juste une fois. Comme les proclamations d’innocence d’un
condamné.
1.
Jason avait été jeté à
la rue par son oncle, un certain Monsieur Pélias. Pas très recommandable. Il
avait évincé de la direction du groupe IOLCOS, son fondateur et demi-frère, le
père de Jason, qu’on avait retrouvé, quelques jours plus tard, pendu au loquet
de la porte d’entrée du bâtiment central, là où son nom était encore écrit en
lettres d’or. Il avait envoyé son neveu, qui ne pouvait plus prétendre à la
succession mais qui tournicotait trop dans les couloirs, vivre et étudier ailleurs.
En lui comptant chichement les deniers pour le faire. Jason ne s’était pas
rebellé. Dès son arrivée dans sa terre d’exil, une île dont les bateaux ne
partaient pas tous les jours, ni les avions, il était allé voir une conseillère
d’avenir, pour qu’elle lui en propose un à sa mesure. La médecine, lui a-t-elle
dit, c’est ce qu’il y a de mieux pour toi. Elle a ajouté que, sans être une
Pythie, elle le voyait bien devenir une sommité, dans quelle spécialité, ça,
elle n’en savait rien, les prédictions ont leurs limites. Il a achevé ses
études comme interne dans le service du professeur Chiron, un traumatologue
renommé, atteint d’une malformation congénitale qu’il n’avait jamais réussi à
corriger et qui le mettait, dans toutes ses démarches, à l’amble au trot et au
galop.
Après avoir fait
plusieurs fois le tour de l’île et des filles qui s’y trouvaient, il s’est
décidé à rentrer chez lui. Ce n’était pas prudent. Son père avait sans doute
été exécuté. Pélias avait ses entrées partout et surtout dans la police. Corrompu,
il corrompait à tour de bras avec succès. D’ailleurs, un chef d’état reconnaissant
des mallettes bien remplies et reçues, lui avait récemment octroyé la légion
d’honneur pour services rendus à la nation. Les journaux en avaient parlé.
Jason savait cependant que, malgré l’assise de son pouvoir, il pouvait faire
trembler Pélias. Trop de cauchemars, d’angoisses et d’antidépresseurs. Une
pichenette, il pensait, et le colosse aux pieds d’argile se fendillerait. Jason
n’avait pas peur de la poussière que ça pourrait soulever.
2.
Il n’a pas été inquiété
à l’aéroport, c’est tout juste si la police a vérifié qu’il ressemblait à la
photo de son passeport. Devant la tour de IOLCOS, il a observé son reflet dans
les vitres teintées de la porte avant de la pousser. Pélias ne le reconnaîtrait
pas. Il n’avait dans sa poche ni cutter, ni revolver. Son intention n’était pas
de tuer. Il n’a pas fait sonner le portique de sécurité. Sur le sol brillant du
hall d’entrée, ses jambes prolongeaient ses jambes. Il était content de sa
démarche crâne. Il a pris l’ascenseur, cinquième étage, et un air grave dans la
glace. Il ne s’était pas rasé. Sa cravate n’était pas nouée. Ses chaussures
étaient dépareillées. L’une marron foncé, l’autre noire. Il en a soulevé les
pointes, satisfait.
En sortant de
l’ascenseur, il a vu des vigiles devant le bureau de Pélias qui lui en ont
interdit l’approche ! Monter jusqu’au cinquième ! Sans rendez-vous,
quel culot. Où est ce qu’il se croyait ! Un péquenaud des îles sans
doute ! Et en bas ! Qu’est-ce qu’ils fabriquaient ! Plus de
filtre ? Des gestes de la main pour l’éloigner, méfiants, puis menaçants
quand il a insisté. Il ne voulait pas revenir. Il était venu de trop loin pour
ça. C’était son oncle après tout. Au moment où il allait être refoulé à coups
de matraque, Pélias est sorti entre deux gardes du corps. Il a pâli en le
montrant du doigt. Ces chaussures, a-t-il dit. Il a porté la main à son cœur.
Son docteur personnel est accouru. Un simple malaise. Sans gravité. Mais prenez
votre pilule, tout de même, Monsieur. Les vigiles tenaient Jason par les bras.
Du personnel de sécurité les a rejoints en renfort. Pélias transpirait. C’est
l’homme de mes cauchemars. Il faut l’éliminer.
On a entraîné Jason
dans l’escalier de service, on lui a fait dégringoler les marches, on l’a
poussé dans un réduit, on lui a mis des menottes, on a appelé la police. Il a
été étonné, il pensait finir les pieds bétonnés dans un seau au fond de la
rivière. Les vigiles ont ri. La police savait rendre des services sans les
mouiller et sans se mouiller ! Il a été embarqué. Au poste, il a décliné
son identité. Ses interrogateurs ont tiqué. Le neveu. Ils ne voulaient pas
d’embrouilles.
Jason a été conduit au domicile personnel de son oncle, après
une nuit en cellule de dégrisement, la seule disponible. Des manifestants, trop
indignés, occupaient les autres. Pélias avait évoqué un malentendu au téléphone.
Son neveu, bien sûr. Tant de temps qu’il ne l’avait pas vu ! Tellement
changé ! Qu’on le lui amène, il allait le recevoir. Jason est arrivé
encadré par deux policiers. Il avait été fouillé au corps, mais on ne savait
jamais. Il ne disait trop rien qui valût. Il a tout reconnu. Le jardin et sa
Velléda, les fontaines et les vasques moussues, l’allée bordée de chênes. Des
souvenirs, qui après tout ne venaient peut-être pas des siens. Mais qu’il aurait
trouvés où alors. Dans Verlaine ? Pélias l’attendait assis sur un
fauteuil, deux gardes du corps, encore, debout à côté de lui. Il a montré un
siège à Jason, au bout de la pièce, dans un coin sombre, comme pour l’effacer
tout de suite. Il l’a regardé regarder autour de lui. Je n’ai rien laissé ici
de ton père, à part toi aujourd’hui. Qu’est-ce que tu veux ? Ta place, ou
plutôt la mienne, a répondu Jason. Un silence a suivi.