Il était une fois une petite fille,

Il était une fois une petite fille, qui ne se demandait pas ce qu’elle deviendrait car elle n’en avait rien à faire. Pourtant elle faisait, et dévidait sa vie sur un vieux rouet.

Petit à petit, en ne lâchant pas le monde de ses yeux verts.

Et petit petit était son monde.

Quoiqu’il prît le large assez facilement et sans crier gare par les champs et les bois, mais il suffisait de bien le tenir en lisière pour qu’il n’échappât pas complètement au regard.

Le monde avait la taille d’une cour d’école, d’une entrée de mairie et d’une rue en pente qui dévalait jusqu’à une fontaine…

Un monde plein de chemins, de sentiers et de bois et de ronces et de lilas aux branches de cerisiers, de masures dérisoires, de barrières qui s’affaissent, de murets où court peut-être encore du lierre, va savoir !

Et va savoir, maintenant qu’il a grandi, pourquoi elle s’est mise à écrire…

Nom de code Médée: premiers chapitres


Aveugle est la passion que stimule la haine ; elle ne se soucie point d’être réglée et ne supporte pas d’être réfrénée ; elle ne craint pas la mort ; elle brûle d’aller spontanément se jeter sur le glaive.
Sénèque




J’ai envie d’une histoire avec elle. Mais pas de celle qu’Euripide et Sénèque, ces faiseurs de ragots, s’amusent à colporter, dans tous les étages de l’immeuble, comme d’affreux concierges…





Elle s’appelle Médée. Et celui qui l’a ramenée de l’est, un certain Jason, l’a salement laissé tomber…
Un beau gars, ce Jason. Quand il a accosté dans sa vie, tout brun, le cheveu noir, le muscle sec, les grands blonds du coin qui paradaient sur leurs motos, lui ont aussitôt paru fades. Il était arrivé par la mer. Une nuit sans fanal. La lune avait capoté très au large. On n’était plus au temps des grands massacres, mais on lui a trouvé le genre qu’on n’aimait pas. Il le savait, et les copains débarqués avec lui, aussi. Pour éloigner les couteaux tirés, il s’est dit réfugié politique. Il a sorti de ses poches, pliée en quatre sous son arme, une histoire toute prête, à laquelle on n’était pas obligé de croire, mais qu’on a écoutée. Juste une fois. Comme les proclamations d’innocence d’un condamné.





1.

Jason avait été jeté à la rue par son oncle, un certain Monsieur Pélias. Pas très recommandable. Il avait évincé de la direction du groupe IOLCOS, son fondateur et demi-frère, le père de Jason, qu’on avait retrouvé, quelques jours plus tard, pendu au loquet de la porte d’entrée du bâtiment central, là où son nom était encore écrit en lettres d’or. Il avait envoyé son neveu, qui ne pouvait plus prétendre à la succession mais qui tournicotait trop dans les couloirs, vivre et étudier ailleurs. En lui comptant chichement les deniers pour le faire. Jason ne s’était pas rebellé. Dès son arrivée dans sa terre d’exil, une île dont les bateaux ne partaient pas tous les jours, ni les avions, il était allé voir une conseillère d’avenir, pour qu’elle lui en propose un à sa mesure. La médecine, lui a-t-elle dit, c’est ce qu’il y a de mieux pour toi. Elle a ajouté que, sans être une Pythie, elle le voyait bien devenir une sommité, dans quelle spécialité, ça, elle n’en savait rien, les prédictions ont leurs limites. Il a achevé ses études comme interne dans le service du professeur Chiron, un traumatologue renommé, atteint d’une malformation congénitale qu’il n’avait jamais réussi à corriger et qui le mettait, dans toutes ses démarches, à l’amble au trot et au galop.
Après avoir fait plusieurs fois le tour de l’île et des filles qui s’y trouvaient, il s’est décidé à rentrer chez lui. Ce n’était pas prudent. Son père avait sans doute été exécuté. Pélias avait ses entrées partout et surtout dans la police. Corrompu, il corrompait à tour de bras avec succès. D’ailleurs, un chef d’état reconnaissant des mallettes bien remplies et reçues, lui avait récemment octroyé la légion d’honneur pour services rendus à la nation. Les journaux en avaient parlé. Jason savait cependant que, malgré l’assise de son pouvoir, il pouvait faire trembler Pélias. Trop de cauchemars, d’angoisses et d’antidépresseurs. Une pichenette, il pensait, et le colosse aux pieds d’argile se fendillerait. Jason n’avait pas peur de la poussière que ça pourrait soulever.





2.

Il n’a pas été inquiété à l’aéroport, c’est tout juste si la police a vérifié qu’il ressemblait à la photo de son passeport. Devant la tour de IOLCOS, il a observé son reflet dans les vitres teintées de la porte avant de la pousser. Pélias ne le reconnaîtrait pas. Il n’avait dans sa poche ni cutter, ni revolver. Son intention n’était pas de tuer. Il n’a pas fait sonner le portique de sécurité. Sur le sol brillant du hall d’entrée, ses jambes prolongeaient ses jambes. Il était content de sa démarche crâne. Il a pris l’ascenseur, cinquième étage, et un air grave dans la glace. Il ne s’était pas rasé. Sa cravate n’était pas nouée. Ses chaussures étaient dépareillées. L’une marron foncé, l’autre noire. Il en a soulevé les pointes, satisfait.
En sortant de l’ascenseur, il a vu des vigiles devant le bureau de Pélias qui lui en ont interdit l’approche ! Monter jusqu’au cinquième ! Sans rendez-vous, quel culot. Où est ce qu’il se croyait ! Un péquenaud des îles sans doute ! Et en bas ! Qu’est-ce qu’ils fabriquaient ! Plus de filtre ? Des gestes de la main pour l’éloigner, méfiants, puis menaçants quand il a insisté. Il ne voulait pas revenir. Il était venu de trop loin pour ça. C’était son oncle après tout. Au moment où il allait être refoulé à coups de matraque, Pélias est sorti entre deux gardes du corps. Il a pâli en le montrant du doigt. Ces chaussures, a-t-il dit. Il a porté la main à son cœur. Son docteur personnel est accouru. Un simple malaise. Sans gravité. Mais prenez votre pilule, tout de même, Monsieur. Les vigiles tenaient Jason par les bras. Du personnel de sécurité les a rejoints en renfort. Pélias transpirait. C’est l’homme de mes cauchemars. Il faut l’éliminer.
On a entraîné Jason dans l’escalier de service, on lui a fait dégringoler les marches, on l’a poussé dans un réduit, on lui a mis des menottes, on a appelé la police. Il a été étonné, il pensait finir les pieds bétonnés dans un seau au fond de la rivière. Les vigiles ont ri. La police savait rendre des services sans les mouiller et sans se mouiller ! Il a été embarqué. Au poste, il a décliné son identité. Ses interrogateurs ont tiqué. Le neveu. Ils ne voulaient pas d’embrouilles.
Jason a été conduit au domicile personnel de son oncle, après une nuit en cellule de dégrisement, la seule disponible. Des manifestants, trop indignés, occupaient les autres. Pélias avait évoqué un malentendu au téléphone. Son neveu, bien sûr. Tant de temps qu’il ne l’avait pas vu ! Tellement changé ! Qu’on le lui amène, il allait le recevoir. Jason est arrivé encadré par deux policiers. Il avait été fouillé au corps, mais on ne savait jamais. Il ne disait trop rien qui valût. Il a tout reconnu. Le jardin et sa Velléda, les fontaines et les vasques moussues, l’allée bordée de chênes. Des souvenirs, qui après tout ne venaient peut-être pas des siens. Mais qu’il aurait trouvés où alors. Dans Verlaine ? Pélias l’attendait assis sur un fauteuil, deux gardes du corps, encore, debout à côté de lui. Il a montré un siège à Jason, au bout de la pièce, dans un coin sombre, comme pour l’effacer tout de suite. Il l’a regardé regarder autour de lui. Je n’ai rien laissé ici de ton père, à part toi aujourd’hui. Qu’est-ce que tu veux ? Ta place, ou plutôt la mienne, a répondu Jason. Un silence a suivi.