Il était une fois une petite fille,

Il était une fois une petite fille, qui ne se demandait pas ce qu’elle deviendrait car elle n’en avait rien à faire. Pourtant elle faisait, et dévidait sa vie sur un vieux rouet.

Petit à petit, en ne lâchant pas le monde de ses yeux verts.

Et petit petit était son monde.

Quoiqu’il prît le large assez facilement et sans crier gare par les champs et les bois, mais il suffisait de bien le tenir en lisière pour qu’il n’échappât pas complètement au regard.

Le monde avait la taille d’une cour d’école, d’une entrée de mairie et d’une rue en pente qui dévalait jusqu’à une fontaine…

Un monde plein de chemins, de sentiers et de bois et de ronces et de lilas aux branches de cerisiers, de masures dérisoires, de barrières qui s’affaissent, de murets où court peut-être encore du lierre, va savoir !

Et va savoir, maintenant qu’il a grandi, pourquoi elle s’est mise à écrire…

Un salon dominical du livre




Pour donner le change, et à ses intentions criminelles le temps de se réaliser, Sigismond s’est rendu et vendu dans les salons dominicaux du livre.
Ce matin-là, à Saint-Patronyme, dans la salle de garde d’un château ouverte aux vents, il a longtemps cherché son emplacement avant de le trouver dans un coin sombre, entre deux hallebardes tenues par les deux gantelets rouillés de deux armures vides. Il a tressailli en le découvrant. On avait écorché son nom sur le chevalet de présentation. Simon Beauregard, avait-on osé écrire ! Les lèvres serrées, il a barré, biffé, raturé, fait des trous et des taches couleur de sang séché sur le carton blanc. Il a ensuite posé sur la table, brutalement, une pile du Sort en est jeté, la photocopie d’un article de journal et quelques cartes de visite. Puis il s’est calmé et assis. Son voisin qui le dévisageait et qu’il avait fait sursauter lui a tendu la main.
   Sale temps pour les auteurs, lui a-t-il dit.
Dehors, en effet, les pluies passaient et frappaient les vitres crasseuses. Dedans, les fresques s’effritaient et les parapluies dégoulinaient. Sigismond reclus derrière sa table d’un demi-mètre carré s’est resserré dans son manteau, l’œil aux aguets. La journée menaçait de n’être qu’une longue attente…

   Bonjour, Madame !
Une dame échevelée s’est arrêtée. Le voisin de Sigismond lui a aussitôt tendu son Couloirs Vosgiens. Elle a pris l’ouvrage en main et s’est mise à le feuilleter.
   Je suis de Remiremont, a-t-elle dit en le reposant.
   Ah bon !, a dit mielleusement le voisin. Et… ?
   Et moi de Versailles, a coupé Sigismond. Voyez donc le hasard !
La dame a reculé.
   Prenez ma carte au moins !, a supplié le voisin.
Elle l’a attrapée du bout des doigts et s’est enfuie.
   Quel abruti ! Vous m’avez fait manquer une vente !
   Et une autobiographie gratuite ! Mais ne regrettez rien ! Elle n’aurait pas emprunté vos Couloirs !
   La prochaine fois…
   Je vous laisserai seul avec votre cher public !

   Le Sort en est jeté !... Qu’est-ce que c’est ?
Une main aux ongles vernis en a retourné un exemplaire, méfiante.
   C’est selon, a répondu Sigismond. Une parabole, une confession, …
Le livre a été replacé sur son lutrin.
   J’ai déjà tellement de bouquins chez moi !
   Un de plus, un de moins, a souri Sigismond, mais celui-ci est un mode d’emploi !

   Ça marche, a demandé l’un des organisateurs ?
   Pas trop, a dit le voisin. Il ne passe pas grand monde.
   On a mal choisi le week-end. L’an prochain…
Mais le froid gagnait et le désenchantement aussi.
   Grand moment de solitude !, a lancé un homme en passant.
Un autre a proposé le saucisson qu’il venait d’acheter pour des casse-croûte.
   Ça vous réchauffera !
   Je vais aux toilettes, a dit Sigismond. Vous me gardez mes livres ?
   Ils ne risquent rien !, a ricané le voisin.

Il n’a pas reconnu tout de suite celui qui feuilletait avec attention le Sort en est jeté, enveloppé qu’il était dans son imperméable gris.
   Si vous voulez, je peux vous en parler. Je suis là pour ça !, a-t-il dit, prêt à toutes les bassesses. Il n’avait encore rien vendu et le voisin était en train de dédicacer son troisième Lorraine au peigne fin.
   Vous me l’avez déjà présenté, vous ne vous en souvenez pas ?
Le visage baissé s’est relevé, a fait face.
   Et en vérité, je l’ai déjà lu, a dit Simon. Mais je vais en acheter un exemplaire pour mon ami. Vous pouvez le lui dédicacer ?
   À quel nom ?, a demandé Sigismond, d’une voix blanche.
   Watson ! Son père était anglais. Je dis, était, parce qu’on l’a retrouvé découpé en petits morceaux dans la Tamise. On n’est à l’abri d’aucun assassin, comme vous savez… À moins d’être Sherlock Holmes !
La main de Sigismond a tremblé, à son grand dépit. Il a cherché ses mots.
« À Watson, pour un petit tour au royaume de Sanguinaire ! En espérant qu’il échappe au couteau sous la gorge et au sort en est jeté de son père. »
   Merci, a dit Simon. Mais à vous voir aussi livide, je crains qu’un jour une dédicace ne vous emporte !
   Alea jacta est, a dit un pédant qui marchait à grands pas.
   Qu’est-ce qu’il vous arrive ?, a demandé le voisin ! On dirait que vous avez rencontré la mort !
Sigismond n’a pas démenti. Huguette, a-t-il même pensé, humilié de sa terreur et rendu brutalement à son esprit veule, toi qui du fond de ton trou sais si bien prendre de la hauteur, viens à mon secours !
   Il ne fallait pas me tuer !, l’a-t-il entendu lui répondre.
   Auriez-vous des voix suspectes ? Surtout dans les cimetières ? Comme moi ?, a dit en se penchant vers lui un homme au regard fou.
   Un schizophrène ! Ne vous inquiétez pas ! Une aile du château est occupée par un hôpital psychiatrique !, a expliqué le voisin avant d’ajouter :
Treize livres vendus ! La gloire est à ma porte !

Sigismond a reconnu qu’elle n’était pas à la sienne. Ce jour-là ! Car bientôt il aurait lui aussi son produit lorrain dans toutes les bonnes librairies.

 Le livre La bergamote tueuse