Il était une fois une petite fille,

Il était une fois une petite fille, qui ne se demandait pas ce qu’elle deviendrait car elle n’en avait rien à faire. Pourtant elle faisait, et dévidait sa vie sur un vieux rouet.

Petit à petit, en ne lâchant pas le monde de ses yeux verts.

Et petit petit était son monde.

Quoiqu’il prît le large assez facilement et sans crier gare par les champs et les bois, mais il suffisait de bien le tenir en lisière pour qu’il n’échappât pas complètement au regard.

Le monde avait la taille d’une cour d’école, d’une entrée de mairie et d’une rue en pente qui dévalait jusqu’à une fontaine…

Un monde plein de chemins, de sentiers et de bois et de ronces et de lilas aux branches de cerisiers, de masures dérisoires, de barrières qui s’affaissent, de murets où court peut-être encore du lierre, va savoir !

Et va savoir, maintenant qu’il a grandi, pourquoi elle s’est mise à écrire…

Couteau Sous La Gorge - ACTE 1



SCÈNE 1. — CHARILLARD.


CHARILLARD, en robe de chambre,
s’approche de la tente installée au milieu de la scène,
et vérifie la stabilité des piquets.
Le décor est bien planté.
C’est solide et conforme aux normes de l’auteur. (Il sort d’une poche de son pantalon un papier, le déplie, lit.)
« Une tente faite de bric et de broc et surtout de sacs poubelles… Ouverte à tous les vents, au public aussi et sur lui. » Rien à redire. (Il retourne le papier.)
Mais hélas rien sur moi, le premier personnage…
Aussi, en attendant que je le compose, à mes risques et périls et aux vôtres, Mesdames et Messieurs, permettez que je précise la description du lieu de l’action qui semble vouloir respecter une certaine unité. Je vais tenter une didascalie personnelle. Pour la première fois de ma carrière. Je vous prie donc d’être indulgents. (Il balaie la scène d’un geste.)
Un terrain vague…
Désert, avec une herbe usée,
Les machinistes apportent de l’herbe usée.
Blanc comme un linge,
La lumière pâlit.
Peu soigné, rempli de canettes de bière, de préservatifs et de tessons de bouteilles,… propice avec ses creux et ses bosses aux entorses. (Il se tord le pied.)
Et là, tiens donc, dépositaire d’un ballon crevé. (Il ramasse le ballon qu’un machiniste vient de lancer vers lui, et regarde à nouveau autour de lui.)
Végétation rare et disséminée. Un buisson par-ci par-là.
Les machinistes en placent quelques-uns.
Un ciel à la mine de crevé, un chiffon de lune et un soleil dépareillé.
Les machinistes lèvent d’abord les bras au plafond, sans rien faire pour le ciel, puis apportent un pneu de voiture jaunâtre qu’ils appuient contre le mur du fond et sur lequel ils posent un morceau de toile jaune.
Il est temps maintenant qu’en me dévêtant, j’endosse mon rôle. (Il ôte sa robe de chambre. Apparaît un clochard.)
Oui ! Un clochard ! Au dernier degré de sa déchéance. Voyez !
Guenilles, saleté, trogne avinée…
Avec un nom tout de même, je ne suis pas encore en perte d’identité ! Je m’appelle Charillard. Et ce n’est pas par hasard. (Il entre dans la tente et s’assoit sur une vieille couverture, face au public.)
Maintenant que je prends de l’existence, je peux me laisser aller à quelques confidences. Succinctes ! La connaissance que j’ai de moi-même est encore réduite…
Pour une raison que j’ignore, et qui me sera révélée plus tard peut-être, je me suis mis ici, à l’évidence, en retrait du monde. Mais, à l’évidence aussi, je viens d’ailleurs et sans doute de mieux. Prestance, culture, œil vif sous les paupières lourdes. Capable par instant de me relever de mon affaissement.
Suis-je un misanthrope ? À voir les panneaux que j’ai disposés à droite à gauche pour interdire toute intrusion dans mon no mans’ land, sans doute !
Les machinistes se précipitent pour installer au hasard quelques panneaux d’interdiction.
Mais le personnage ayant déjà été l’objet d’une pièce qui fait autorité en la matière, je ne me risquerai pas davantage à l’introspection.
Que faire donc pour le moment, à part me frotter les tempes ? Rentrer dans mon personnage et guetter l’idiot individu qui transgresserait mes interdits et m’obligerait à lui sauter sur le râble ! (Il prend des jumelles et observe les lointains comme les proches.)
Et justement, voilà t-y pas qu’il y en a un qui se ramène. J’entends son pas qui bruisse dans les coulisses. Cachons-nous moi tout seul derrière cet avorton de buisson en carton et prenons-le par surprise dans son flagrant délit. L’action va commencer.
 


SCÈNE 2. — SIR ARAZADE, CHARILLARD.


SIR ARAZADE, entre en scène en riding-coat.
Il s’arrête devant un panneau « Défense d’entrer ».
Passons outre !
Mais sans monologuer. Je n’aime pas trop l’abus de parole.

CHARILLARD, se dresse devant lui,
un couteau à la main.
Ne va pas plus loin, contrevenant !

SIR ARAZADE
Holà ! Un détrousseur ?

CHARILLARD
De ton cadavre encore chaud, si tu fais un pas de plus !

SIR ARAZADE, s’arrête,
vide le contenu de ses poches à terre.
Voilà pour le droit de péage, Monsieur ! Mais ma bourse est hélas moins riche que ma vie…

CHARILLARD, ramasse le portefeuille tombé.
Il en sort une carte d’identité.
Nom du mis en cause : Arazade.
Sir, parce qu’anglais à ce que je vois.
Sans accent à ce que j’entends.
Arrivé par la British Airways, ou sorti à 16h45 du dernier TER ?

SIR ARAZADE
Je viens de l’autre côté de l’autoroute. Ma voiture s’est fichée dans le talus, sur la bande d’arrêt d’urgence. J’ai grimpé jusqu’ici à la recherche d’un secours. Et je voulais, sans m’y attarder, croyez-le bien, simplement traverser ce terrain vague…

CHARILLARD
Interdit à toute invasion étrangère !... Il m’appartient !

SIR ARAZADE,
Je ne crois pas que vous puissiez en être le malheureux propriétaire. (Il sort un dictionnaire.)
Terrain vague : Espace urbain livré à l’abandon…

CHARILLARD
Et récupéré par moi ! Parce que c’est mon métier de récupérer. Tout ici est récupéré.
Aussi, malotru et malandrin, je récupère, comme le reste, ta vie qui s’y promène. (Il pose son couteau sur la gorge de Sir Arazade, qui ne tente pas de s’échapper. Grandiloquent.)
Qu’y a-t-il en nous de la proie qui nous pousse, sans plus nous débattre, à laisser faire l’assassin ?... (Il lui passe des menottes.)
Avance et entre, victime, peut-être britannique, et en tout cas sans défense ! (Il le pousse dans la tente, le fait asseoir sur une vieille couverture militaire, rêche et marron.)
Voilà une arrestation rondement menée !
Scène 3 s’il vous plaît. Avec les mêmes !



SCÈNE 3. — SIR ARAZADE, CHARILLARD.


CHARILLARD,
qui tend à son hôte une boîte de pâtée pour chats.
Prends, brave ami anglais. Une nourriture de choix bien qu’un peu périmée. Je m’approvisionne dans les rebuts du supermarché d’à côté. (Il déclame.)
À la nuit toute chue, quand ne vigilent plus les vigiles, et que tremble enfin le fin tissu de la lune.
Un machiniste agite le chiffon jaune.
C’est du poulet en gelée aux petits légumes du jardin. À moins que, (Il sort une autre boîte.) tu ne préfères du thon aux délices du jour…
Non ?
Sans Façons ?
N’en fais pas avec moi !
Sir Arazade tente en vain d’ouvrir la boîte.
Il est sûr qu’avec ces menottes… (Il le secourt.)
Tu ne diras pas que je ne suis pas un geôlier attentionné…
J’ai lu de telles horreurs…
Là encore, dans le journal de ce matin… enfin que j’ai trouvé ce matin. Autour d’appétissants reliefs de lapin nain, illico presto petit-déjeunés, et qui date en vérité je vais te le dire, attends, (Il prend le journal, le déplie.) de la semaine dernière,
Sir Arazade se pince le nez.
Oui l’odeur date aussi de la même époque, mais il va falloir être moins délicat…
J’ai lu donc, page 3, un récit pas piqué des vers ni des hannetons ni d’aucune bestiole d’ailleurs, même s’il faut bien que de quelque part nous viennent ces démangeaisons, (Ils se grattent.) sur le séjour d’un condamné à mort, comme toi, qu’on ne laissait sortir de sa cellule qu’une heure par jour… Par simple mesure d’inhumanité… Ce qui lui rendait évidemment épouvantables les 23 autres heures…
Sir Arazade recrache un morceau de pâtée. Charillard chiffonne le journal.
C’est vrai ! Mille et un pardons ! Je ne t’avais pas avisé de ta condamnation, arbitraire, sans procès, sans fondement et parfaitement injuste, mais pas pire que les autres ! Après tout, te voilà d’un coup d’un seul au parfum. Respire-le une bonne fois pour toutes, et ne t’inquiète pas outre mesure d’outre-tombe, je n’ai pas encore fixé la date de ton exécution !
Sir Arazade est pris d’un tremblement.
Allons, allons ! Arazade ! Pas d’intempestif désespoir qui fait mourir comme tu sais ! Tu auras tout le temps des appels au secours ! Tu auras même celui des recours en ma grâce. Et qui sait, tu vivras peut-être jusqu’à une de mes périodes d’amnistie. Totale ou partielle, suivant mon humeur. J’ai de la réserve en grandeur d’âme…
Preuve en est mon intention…
Sir Arazade semble suffoquer.
Respire !, si tu es un prisonnier modèle bien entendu, de te rendre le plus doux possible ce qui te reste de vie. (Il devient solennel.)
Aussi décidé-je par la présente, (Il fouille ses poches.) absente, dans le but on ne peut plus altruiste de t’habituer aux ténèbres qui vont te gagner, et pour t’éviter les attentes d’une heure improbable de lumière, côté jardin ou côté cour, de t’interdire tout soleil.
Un machiniste ôte le pneu.
Mais en revanche, remarque ma clémence, de t’autoriser la lune, petit falot nocturne sans envergure, (Il va chercher le chiffon tombé à terre.) et qui peut t’être apportée à mon domicile fixe, aux heures stipulées par le calendrier sans que tu aies besoin de lever ton nez au ciel.
Ne hoquète pas. J’attendais plutôt des remerciements.

On entend aboyer un chien. Il sort de scène.
 


SCÈNE 4. — SIR ARAZADE, CHARILLARD.


SIR ARAZADE, seul, le souffle court.
Maintenant qu’il a fait son numéro d’acteur, que vous n’avez pas applaudi, soit dit en passant, et vous avez eu tort, il n’a jamais été aussi bon, réfléchissons.
La situation le mérite, et j’ai droit à ma tirade…
Ces menottes, (Il se lève avec difficulté pour aller les montrer au public.)… j’ai vite des crampes,… ne sont pas un accessoire de théâtre, hélas. Et je ne peux pas les briser. (Il tire dessus.)
Vous voyez…
La limite entre la fiction et le réel est une fois de plus insaisissable… Et vous êtes en droit de vous demander si je joue ou si je suis joué… (Il regarde à nouveau ses menottes.)
Mais elles n’empêchent pas une fuite. Droit devant si je saute de la scène pour tomber dans vos bras. Solides et solidaires, j’espère.
À moins que vous ne soyez de ceux qui tournent leur pouce vers le bas et qui préfèrent les mises à mort… (Il s’assoit sur le bord de la scène.)
Puis-je tenter de vous attendrir sur mon sort, avant que vous n’en décidiez ? (Il tend l’oreille, le chien se remet à aboyer.)
Il vous faut des preuves d’innocence… (Il fait semblant de fouiller dans ses poches.)
Je n’en ai pas sur moi… En a-t-on jamais…
Mais je vous assure que mon casier est vierge et que j’ai reçu avant d’entrer en scène l’absolution de mes péchés, tous véniels. (Il se relève, arpente la scène, cherche derrière les buissons, les soulève.)
Rien, mesdames messieurs, qui ne justifie la rencontre d’un fol assoiffé de mon sang impur. Pur, pur, pardon ! Ce que c’est que les expressions toutes faites ! (Il se penche vers le public et s’emporte.)
Mais vous ne me faites pas confiance, je le sens ! Vous me trouvez le faciès british à délit… Et vous réclamez des enquêtes ! Des vérifications poussées d’identité ! Des pièces justificatives de ma vie passée à faire autre chose, vous l’espérez, que le guignol en goguette sur un faux terrain vague ! Des interrogatoires menés par de redoutables experts en body building ! Des gardes à vue qui voient et qui fouillent à nu. Des…
Il est interrompu par l’arrivée de Charillard qui se plante devant lui les poings sur les hanches.

CHARILLARD
Qu’est-ce que c’est que cet aparté ?
Une impro ?
Filouchez vite sous la tente si vous ne voulez pas que j’aggrave vos conditions de détention.
Sir Arazade se précipite sur sa couverture toujours rêche et marron. Et s’y assoit.
Vous marronniez ?

SIR ARAZADE
Je faisais juste la causette aux gens. Ils s’ennuyaient tout seuls…


CHARILLARD,
qui tend la main vers les coulisses.
Chaîne !
Un machiniste lui en apporte une en courant.
Fers !
Un autre lui en apporte en courant.
(Il les fixe aux pieds de Sir Arazade et accroche la chaîne au piquet central de la tente.)
La nuit tombe rapidement. Un machiniste met une lumière derrière le chiffon jaune.
Dormons ! On y verra plus clair demain qui sera un autre jour meilleur qui sait, mais je bâille…
D’ailleurs les chiens sont à la niche… Et les étoiles,… (Il jette un œil au ciel.)
Nulle part, y en avait plus en rayon, celles qui restaient se sont décollées. Faut pas les acheter en supermarché, après que deviennent les petits commerçants…
Rideau, siou plaît !

Le rideau tombe comme la nuit, très vite.
 


SCÈNE 5. — SIR ARAZADE, CHARILLARD.


Le rideau se relève à moitié.

SIR ARAZADE,
qui sort de la tente en tenant sa chaîne.
Je suis interdit d’aparté, mais tout de même je m’en permets un…
Il dort… Enveloppé dans une couette immonde… Sur le ventre… Et sous le ventre, malheureusement pas dans, il y a son couteau. Dont je ne sais pas de quoi la lame est faite… Mais qui m’a laissé tout à l’heure un goût de sang.
Je pourrais l’étrangler avec ma chaîne. Ou l’assommer avec cette pierre. (Il ramasse la pierre qu’un machiniste vient de faire rouler vers lui des coulisses.)
Légitime défense, respect de mes droits de l’homme. Mais s’il se réveille avant mon passage à l’acte, il risque de trop vite passer au sien…
Inutile de vous tasser sur vos sièges. Je vous entends marmonner que la victime qui s’abandonne est aussi coupable que son bourreau. Voir exemples dans l’histoire proche et lointaine, que vous souriez finement, même.
Quels exemples ? (Il tend l’oreille vers le public.)
Vous restez muets. Je préfère…
Moi, je dis, le verbe haut, pas de prise de risque inutile. Mais de la fine stratégie, de la guerre d’usure. L’assassin qui ne tue pas tout de suite risque de ne tuer jamais. Si c’est une vérité de la Palisse, je m’en moque. Car avant d’être mort, c’est sûr, les gars, que je suis vivant. (Il prend le chiffon de lune, le plie comme un mouchoir, l’enfonce dans sa poche.)
Je retourne à mon insomnie.
Rideau, siou plaît.

Le rideau retombe.

 

SCÈNE 6. — SIR ARAZADE.


Le rideau s’entrouvre.

SIR ARAZADE
Je crois que je n’ai pas le bon rôle.
(Il disparaît.)

 

SCÈNE 7. — SIR ARAZADE.


Le rideau s’entrouvre.

SIR ARAZADE
Ni le beau !
(Il disparaît.)

 

SCÈNE 8. — SIR ARAZADE.


Le rideau s’entrouvre.

SIR ARAZADE
Si encore c’était le rôle du second couteau, nous serions lui et moi à armes inégales…
(Il disparaît.)