SCÈNE 1. — CHARILLARD.
CHARILLARD,
en robe de chambre,
s’approche de la tente installée au
milieu de la scène,
et vérifie la stabilité des piquets.
Le
décor est bien planté.
C’est
solide et conforme aux normes de l’auteur. (Il
sort d’une poche de son pantalon un papier, le déplie, lit.)
« Une
tente faite de bric et de broc et surtout de sacs poubelles… Ouverte à tous les
vents, au public aussi et sur lui. » Rien à redire. (Il retourne le papier.)
Mais
hélas rien sur moi, le premier personnage…
Aussi,
en attendant que je le compose, à mes risques et périls et aux vôtres, Mesdames
et Messieurs, permettez que je précise la description du lieu de l’action qui
semble vouloir respecter une certaine unité. Je vais tenter une didascalie
personnelle. Pour la première fois de ma carrière. Je vous prie donc d’être
indulgents. (Il balaie la scène d’un
geste.)
Un
terrain vague…
Désert,
avec une herbe usée,
Les machinistes
apportent de l’herbe usée.
Blanc
comme un linge,
La lumière pâlit.
Peu
soigné, rempli de canettes de bière, de préservatifs et de tessons de
bouteilles,… propice avec ses creux et ses bosses aux entorses. (Il se tord le pied.)
Et
là, tiens donc, dépositaire d’un ballon crevé. (Il ramasse le ballon qu’un machiniste vient de lancer vers lui, et regarde
à nouveau autour de lui.)
Végétation
rare et disséminée. Un buisson par-ci par-là.
Les machinistes en
placent quelques-uns.
Un
ciel à la mine de crevé, un chiffon de lune et un soleil dépareillé.
Les machinistes lèvent
d’abord les bras au plafond, sans rien faire pour le ciel, puis apportent un
pneu de voiture jaunâtre qu’ils appuient contre le mur du fond et sur lequel ils
posent un morceau de toile jaune.
Il
est temps maintenant qu’en me dévêtant, j’endosse mon rôle. (Il ôte sa robe de chambre. Apparaît un
clochard.)
Oui !
Un clochard ! Au dernier degré de sa déchéance. Voyez !
Guenilles,
saleté, trogne avinée…
Avec
un nom tout de même, je ne suis pas encore en perte d’identité ! Je
m’appelle Charillard. Et ce n’est pas par hasard. (Il entre dans la tente et s’assoit sur une vieille couverture, face au
public.)
Maintenant
que je prends de l’existence, je peux me laisser aller à quelques confidences.
Succinctes ! La connaissance que j’ai de moi-même est encore réduite…
Pour
une raison que j’ignore, et qui me sera révélée plus tard peut-être, je me suis
mis ici, à l’évidence, en retrait du monde. Mais, à l’évidence aussi, je viens
d’ailleurs et sans doute de mieux. Prestance, culture, œil vif sous les
paupières lourdes. Capable par instant de me relever de mon affaissement.
Suis-je
un misanthrope ? À voir les panneaux que j’ai disposés à droite à gauche
pour interdire toute intrusion dans mon no mans’ land, sans doute !
Les machinistes se
précipitent pour installer au hasard quelques panneaux d’interdiction.
Mais
le personnage ayant déjà été l’objet d’une pièce qui fait autorité en la
matière, je ne me risquerai pas davantage à l’introspection.
Que
faire donc pour le moment, à part me frotter les tempes ? Rentrer dans mon
personnage et guetter l’idiot individu qui transgresserait mes interdits et
m’obligerait à lui sauter sur le râble ! (Il prend des jumelles et observe les lointains comme les proches.)
Et
justement, voilà t-y pas qu’il y en a un qui se ramène. J’entends son pas qui
bruisse dans les coulisses. Cachons-nous moi tout seul derrière cet avorton de
buisson en carton et prenons-le par surprise dans son flagrant délit. L’action
va commencer.
SCÈNE 2. — SIR ARAZADE, CHARILLARD.
SIR
ARAZADE, entre en scène
en riding-coat.
Il s’arrête devant un panneau « Défense d’entrer ».
Passons
outre !
Mais
sans monologuer. Je n’aime pas trop l’abus de parole.
CHARILLARD,
se dresse devant lui,
un couteau à la main.
Ne
va pas plus loin, contrevenant !
SIR
ARAZADE
Holà !
Un détrousseur ?
CHARILLARD
De
ton cadavre encore chaud, si tu fais un pas de plus !
SIR
ARAZADE, s’arrête,
vide le contenu de ses poches
à terre.
Voilà
pour le droit de péage, Monsieur ! Mais ma bourse est hélas moins riche
que ma vie…
CHARILLARD,
ramasse le
portefeuille tombé.
Il en sort une carte d’identité.
Nom
du mis en cause : Arazade.
Sir,
parce qu’anglais à ce que je vois.
Sans
accent à ce que j’entends.
Arrivé
par la British Airways, ou sorti à 16h45 du dernier TER ?
SIR
ARAZADE
Je
viens de l’autre côté de l’autoroute. Ma voiture s’est fichée dans le talus,
sur la bande d’arrêt d’urgence. J’ai grimpé jusqu’ici à la recherche d’un
secours. Et je voulais, sans m’y attarder, croyez-le bien, simplement traverser
ce terrain vague…
CHARILLARD
Interdit
à toute invasion étrangère !... Il m’appartient !
SIR
ARAZADE,
Je
ne crois pas que vous puissiez en être le malheureux propriétaire. (Il sort un dictionnaire.)
Terrain
vague : Espace urbain livré à l’abandon…
CHARILLARD
Et
récupéré par moi ! Parce que c’est mon métier de récupérer. Tout ici est
récupéré.
Aussi,
malotru et malandrin, je récupère, comme le reste, ta vie qui s’y promène. (Il pose son couteau sur la gorge de Sir Arazade,
qui ne tente pas de s’échapper. Grandiloquent.)
Qu’y
a-t-il en nous de la proie qui nous pousse, sans plus nous débattre, à laisser
faire l’assassin ?... (Il lui passe
des menottes.)
Avance
et entre, victime, peut-être britannique, et en tout cas sans défense ! (Il le pousse dans la tente, le fait asseoir
sur une vieille couverture militaire, rêche et marron.)
Voilà
une arrestation rondement menée !
Scène
3 s’il vous plaît. Avec les mêmes !
SCÈNE 3. — SIR ARAZADE, CHARILLARD.
CHARILLARD,
qui tend à son hôte une boîte de pâtée pour chats.
Prends,
brave ami anglais. Une nourriture de choix bien qu’un peu périmée. Je
m’approvisionne dans les rebuts du supermarché d’à côté. (Il déclame.)
À
la nuit toute chue, quand ne vigilent plus les vigiles, et que tremble enfin le
fin tissu de la lune.
Un machiniste agite
le chiffon jaune.
C’est
du poulet en gelée aux petits légumes du jardin. À moins que, (Il sort une autre boîte.) tu ne préfères du thon aux délices du jour…
Non ?
Sans
Façons ?
N’en
fais pas avec moi !
Sir Arazade tente en
vain d’ouvrir la boîte.
Il
est sûr qu’avec ces menottes… (Il le
secourt.)
Tu
ne diras pas que je ne suis pas un geôlier attentionné…
J’ai
lu de telles horreurs…
Là
encore, dans le journal de ce matin… enfin que j’ai trouvé ce matin. Autour
d’appétissants reliefs de lapin nain, illico presto petit-déjeunés, et qui date
en vérité je vais te le dire, attends, (Il
prend le journal, le déplie.) de la semaine dernière,
Sir Arazade se pince
le nez.
Oui
l’odeur date aussi de la même époque, mais il va falloir être moins délicat…
J’ai
lu donc, page 3, un récit pas piqué des vers ni des hannetons ni d’aucune
bestiole d’ailleurs, même s’il faut bien que de quelque part nous viennent ces
démangeaisons, (Ils se grattent.) sur
le séjour d’un condamné à mort, comme toi, qu’on ne laissait sortir de sa cellule
qu’une heure par jour… Par simple mesure d’inhumanité… Ce qui lui rendait
évidemment épouvantables les 23 autres heures…
Sir Arazade recrache
un morceau de pâtée. Charillard chiffonne le journal.
C’est
vrai ! Mille et un pardons ! Je ne t’avais pas avisé de ta
condamnation, arbitraire, sans procès, sans fondement et parfaitement injuste,
mais pas pire que les autres ! Après tout, te voilà d’un coup d’un seul au
parfum. Respire-le une bonne fois pour toutes, et ne t’inquiète pas outre
mesure d’outre-tombe, je n’ai pas encore fixé la date de ton exécution !
Sir Arazade est pris
d’un tremblement.
Allons,
allons ! Arazade ! Pas d’intempestif désespoir qui fait mourir comme
tu sais ! Tu auras tout le temps des appels au secours ! Tu auras même
celui des recours en ma grâce. Et qui sait, tu vivras peut-être jusqu’à une de
mes périodes d’amnistie. Totale ou partielle, suivant mon humeur. J’ai de la
réserve en grandeur d’âme…
Preuve
en est mon intention…
Sir Arazade semble
suffoquer.
Respire !,
si tu es un prisonnier modèle bien entendu, de te rendre le plus doux possible
ce qui te reste de vie. (Il devient
solennel.)
Aussi
décidé-je par la présente, (Il fouille
ses poches.) absente, dans le but on ne peut plus altruiste de t’habituer
aux ténèbres qui vont te gagner, et pour t’éviter les attentes d’une heure
improbable de lumière, côté jardin ou côté cour, de t’interdire tout soleil.
Un machiniste ôte le
pneu.
Mais
en revanche, remarque ma clémence, de t’autoriser la lune, petit falot nocturne
sans envergure, (Il va chercher le
chiffon tombé à terre.) et qui peut t’être apportée à mon domicile fixe,
aux heures stipulées par le calendrier sans que tu aies besoin de lever ton nez
au ciel.
Ne
hoquète pas. J’attendais plutôt des remerciements.
On entend aboyer un
chien. Il sort de scène.
SCÈNE 4. — SIR ARAZADE, CHARILLARD.
SIR
ARAZADE, seul, le
souffle court.
Maintenant
qu’il a fait son numéro d’acteur, que vous n’avez pas applaudi, soit dit en
passant, et vous avez eu tort, il n’a jamais été aussi bon, réfléchissons.
La
situation le mérite, et j’ai droit à ma tirade…
Ces
menottes, (Il se lève avec difficulté
pour aller les montrer au public.)… j’ai vite des crampes,… ne sont pas un
accessoire de théâtre, hélas. Et je ne peux pas les briser. (Il tire dessus.)
Vous
voyez…
La
limite entre la fiction et le réel est une fois de plus insaisissable… Et vous
êtes en droit de vous demander si je joue ou si je suis joué… (Il regarde à nouveau ses menottes.)
Mais
elles n’empêchent pas une fuite. Droit devant si je saute de la scène pour
tomber dans vos bras. Solides et solidaires, j’espère.
À
moins que vous ne soyez de ceux qui tournent leur pouce vers le bas et qui
préfèrent les mises à mort… (Il s’assoit
sur le bord de la scène.)
Puis-je
tenter de vous attendrir sur mon sort, avant que vous n’en décidiez ? (Il tend l’oreille, le chien se remet à aboyer.)
Il
vous faut des preuves d’innocence… (Il
fait semblant de fouiller dans ses poches.)
Je
n’en ai pas sur moi… En a-t-on jamais…
Mais
je vous assure que mon casier est vierge et que j’ai reçu avant d’entrer en
scène l’absolution de mes péchés, tous véniels. (Il se relève, arpente la scène, cherche derrière les buissons, les
soulève.)
Rien,
mesdames messieurs, qui ne justifie la rencontre d’un fol assoiffé de mon sang
impur. Pur, pur, pardon ! Ce que c’est que les expressions toutes faites !
(Il se penche vers le public et
s’emporte.)
Mais
vous ne me faites pas confiance, je le sens ! Vous me trouvez le faciès
british à délit… Et vous réclamez des enquêtes ! Des vérifications
poussées d’identité ! Des pièces justificatives de ma vie passée à faire
autre chose, vous l’espérez, que le guignol en goguette sur un faux terrain
vague ! Des interrogatoires menés par de redoutables experts en body
building ! Des gardes à vue qui voient et qui fouillent à nu. Des…
Il est interrompu par
l’arrivée de Charillard qui se plante devant lui les poings sur les hanches.
CHARILLARD
Qu’est-ce
que c’est que cet aparté ?
Une
impro ?
Filouchez
vite sous la tente si vous ne voulez pas que j’aggrave vos conditions de
détention.
Sir Arazade se
précipite sur sa couverture toujours rêche et marron. Et s’y assoit.
Vous
marronniez ?
SIR
ARAZADE
Je
faisais juste la causette aux gens. Ils s’ennuyaient tout seuls…
CHARILLARD,
qui tend la main vers les coulisses.
Chaîne !
Un machiniste lui en
apporte une en courant.
Fers !
Un autre lui en
apporte en courant.
(Il les fixe aux pieds de Sir Arazade et
accroche la chaîne au piquet central de la tente.)
La nuit tombe
rapidement. Un machiniste met une lumière derrière le chiffon jaune.
Dormons !
On y verra plus clair demain qui sera un autre jour meilleur qui sait, mais je
bâille…
D’ailleurs
les chiens sont à la niche… Et les étoiles,… (Il jette un œil au ciel.)
Nulle
part, y en avait plus en rayon, celles qui restaient se sont décollées. Faut
pas les acheter en supermarché, après que deviennent les petits commerçants…
Rideau,
siou plaît !
Le rideau tombe comme
la nuit, très vite.
SCÈNE 5. — SIR ARAZADE, CHARILLARD.
Le rideau se relève à
moitié.
SIR
ARAZADE,
qui sort de la tente en tenant sa chaîne.
Je
suis interdit d’aparté, mais tout de même je m’en permets un…
Il
dort… Enveloppé dans une couette immonde… Sur le ventre… Et sous le ventre,
malheureusement pas dans, il y a son couteau. Dont je ne sais pas de quoi la
lame est faite… Mais qui m’a laissé tout à l’heure un goût de sang.
Je
pourrais l’étrangler avec ma chaîne. Ou l’assommer avec cette pierre. (Il ramasse la pierre qu’un machiniste vient
de faire rouler vers lui des coulisses.)
Légitime
défense, respect de mes droits de l’homme. Mais s’il se réveille avant mon
passage à l’acte, il risque de trop vite passer au sien…
Inutile
de vous tasser sur vos sièges. Je vous entends marmonner que la victime qui
s’abandonne est aussi coupable que son bourreau. Voir exemples dans l’histoire
proche et lointaine, que vous souriez finement, même.
Quels
exemples ? (Il tend l’oreille vers
le public.)
Vous
restez muets. Je préfère…
Moi,
je dis, le verbe haut, pas de prise de risque inutile. Mais de la fine
stratégie, de la guerre d’usure. L’assassin qui ne tue pas tout de suite risque
de ne tuer jamais. Si c’est une vérité de la Palisse, je m’en moque. Car avant
d’être mort, c’est sûr, les gars, que je suis vivant. (Il prend le chiffon de lune, le plie comme un mouchoir, l’enfonce dans
sa poche.)
Je
retourne à mon insomnie.
Rideau,
siou plaît.
Le rideau retombe.
SCÈNE 6. — SIR ARAZADE.
Le rideau
s’entrouvre.
SIR
ARAZADE
Je crois que je n’ai
pas le bon rôle.
(Il disparaît.)
SCÈNE 7. — SIR ARAZADE.
Le rideau s’entrouvre.
SIR
ARAZADE
Ni
le beau !
(Il disparaît.)
SCÈNE 8. — SIR ARAZADE.
Le rideau s’entrouvre.
SIR
ARAZADE
Si
encore c’était le rôle du second couteau, nous serions lui et moi à armes
inégales…
(Il disparaît.)