Il était une fois une petite fille,

Il était une fois une petite fille, qui ne se demandait pas ce qu’elle deviendrait car elle n’en avait rien à faire. Pourtant elle faisait, et dévidait sa vie sur un vieux rouet.

Petit à petit, en ne lâchant pas le monde de ses yeux verts.

Et petit petit était son monde.

Quoiqu’il prît le large assez facilement et sans crier gare par les champs et les bois, mais il suffisait de bien le tenir en lisière pour qu’il n’échappât pas complètement au regard.

Le monde avait la taille d’une cour d’école, d’une entrée de mairie et d’une rue en pente qui dévalait jusqu’à une fontaine…

Un monde plein de chemins, de sentiers et de bois et de ronces et de lilas aux branches de cerisiers, de masures dérisoires, de barrières qui s’affaissent, de murets où court peut-être encore du lierre, va savoir !

Et va savoir, maintenant qu’il a grandi, pourquoi elle s’est mise à écrire…

Les trois premiers chapitres de Garance ou Le Dossier Rouge


 1


     Donc, je m’appelle Garance. Ma carte d’identité est formelle. Abel Garance. Cinquante et un ans. Né à Versailles. De taille moyenne. Sans surcharge pondérale. Sans signe particulier de déviance mentale ou physique. Un individu ordinaire. Bien défini dans le temps et l’espace. Aboutissement modeste mais correct d’une évolution banalement darwinienne. D’où me vient alors le sentiment d’avoir été rudement sorti d’une gangue de brèche, comme Little Foot, le fossile de Sterkfontein, et rapidement reconstitué, os après os ? Dans la glace en face de moi, je n’ai pas l’air ravaudé d’une créature de Frankenstein, et quand je passe ma main sous ma chemise avec précaution, de peur de défaire ce qui a été fait, je ne sens ni coutures, ni cicatrices.

     Je suis dans une petite pièce sombre qu’un technicien de surface a nettoyée puis rangée comme s’il était victime d’un TOC. L’ordre choisi est si maladif que je n’ose toucher à rien de peur de générer quelque part une angoisse inutile. Sur le bureau, il y a deux dossiers, l’un rouge et l’autre vert, comme les deux lutins de la comptine.

     Un lutin rouge, un lutin vert,
     Dans le désert,
     Vont ventre à terre.

     J’ouvre le rouge. Nom oblige.
     J’y trouve une note à remettre à l’inspecteur Garance, une fois sa réinsertion terminée :

     18h06, heure de pointe sur la ligne de métro n° 3.
     À l’approche de la troisième station, Louise Michel.
     Troisième wagon de la rame.
     Brusquement et sans raison apparente, un passager se lève d’un strapontin et se rue sur la banquette du fond. Il s’abat sur les deux hommes qui s’y trouvent et disparaît aussitôt avec eux. Sur la cloison du wagon, s’étale alors, comme un coup de pinceau, une traînée de leurs sangs mêlés. Leurs deux voisines d’en face hurlent.
     Quelqu’un tire la sonnette d’alarme. Le train s’arrête. La police intervient rapidement. Deux de ses fonctionnaires entrent dans le wagon, une arme à la main, chargés de l’inventaire des lieux et de leur évacuation. Au moment où un de leurs collègues les rejoint, les lumières s’éteignent. Quand le courant se rétablit, il n’y a plus sur le sol qu’une nouvelle trace de sangs.
     La panique est totale. Mais une conclusion s’impose. Il ne faut pas être trois. À la queue leu leu, loin de ceux qui les suivent ou les précèdent, les usagers quittent le wagon et marchent dans le tunnel. Une fois qu’ils ont atteint la station, la police les aligne, à une distance respectable les uns des autres, en observant de son côté, entre chacun de ses membres, un périmètre de sécurité.
     Comment procéder aux rapprochements nécessaires ?
     À vous d’en décider, inspecteur.

     Je regarde ma montre.
     20h06.
     Je sors de mon bureau en courant. Une voiture m’attend, ses gyrophares en action. Elle m’emmène à la station… Je dévale les escaliers. Les pans mastic de mon imperméable voltigent. Sur le quai, personne ne vient à ma rencontre. Personne non plus ne souhaite que je l’approche. Je m’adresse au premier gendarme en faction. Il se raidit. C’est tout juste s’il ne pointe pas sur moi son arme de service. Pas d’élément étranger, murmure-t-il, ni supplémentaire. Je précise mon identité, inspecteur Garance, montre ma carte. Mais les visages restent crispés. Je dois relever seul les noms des passagers, que je laisse ensuite prendre le chemin de la sortie, en file indienne. Je ne garde sur les bancs que les témoins directs de la double disparition. Sans les rassembler.
     Les faits qui me sont rapportés sont ceux exposés dans la note. Je ne m’y attarde pas. Pas plus que je ne juge venu le moment des hypothèses. Je m’installe d’abord face aux deux femmes de la banquette, le dos aux rails. On les a fouillées avec méthode et minutie. Sans rien trouver qui pourrait les impliquer d’une manière ou d’une autre dans l’élimination de leurs vis-à-vis. À leurs pieds, on a étalé sans pudeur les contenus de leurs deux sacs et de leurs poches. Je ramasse un portefeuille, celui de Pierrette V., trente-six ans, en sors six cartes de fidélité, trois photos d’enfants différents, et trente-six euros, un par année d’âge. Égayé, je lui prédis un enrichissement progressif, si Dieu lui prête vie. Elle se contente pour toute réplique d’égrener un chapelet virtuel. Le passeport de Sabine D. est plus intéressant. Il prouve qu’elle s’est rendue dans de nombreux pays dont certains protègent des mouvances condamnables. Mais je suis frappé par la présence, au milieu de ses affaires intimes, de La Princesse de Clèves dans une ancienne édition des Textes Littéraires Français. C’est pour moi une vieille connaissance, aussi neuf que j’aie l’impression d’être dans l’existence. En montrant le livre, je demande à Sabine D. si, par hasard, les trois hommes qui ont apparemment fini leur vie devant elle, ne ressemblaient pas à Guise, Nemours et Clèves. S’ils n’avaient pas été, autant qu’eux, admirablement bien faits. Et si je peux imaginer que l’un d’entre eux se soit réuni aux deux autres pour se tuer en les tuant. L’amour et la jalousie sont d’excellents mobiles et si je cherche la femme, je n’ai pas à la chercher loin ! Mon air est entendu. Celui de Sabine D. méprisant.
     Malgré mon acharnement policier, je n’obtiens ni d’elle, ni de Pierrette V., une description convenable des victimes. Mais comme, au fur et à mesure de mes questions, leurs regards se font fuyants, j’exige leur placement immédiat en garde à vue. Vous êtes sérieux ?, me demandent les  deux agents chargés de les interpeller. Je leur réponds que non, pas vraiment, et vraiment pas souvent.    Qu’ils les relâchent donc, finalement ! Je saurai les retrouver. Je me tourne vers les autres témoins qui m’observent avec inquiétude. Je ne tire d’eux, hébétés, que des mots spasmodiques et des borborygmes. Le choc, indubitablement. J’ordonne qu’on les entoure de couvertures de survie et leur dispense le soutien psychologique habituel. Puis qu’on les mette tous dehors. Je les ai assez vus pour ce soir.

     La station est vide et sous scellés maintenant. Je descends sur la voie et gagne la rame, toujours dans le tunnel. Je pénètre dans le wagon fatal. Vous auriez dû commencer par-là, me dit l’expert qui m’accompagne. Et laisser tous ces gens dans la détresse ? Non, reconnaît-il, évidemment. Il me fait part de ses observations. Aucun impact de balles, aucune trace d’arme blanche, de brûlure, d’implosion ou d’explosion. Aucun drone abandonné, pas de télécommande suspecte ou de smartphone bidouillé. Aucun double-fond non plus : le wagon n’a pas été truqué. Le meurtrier, s’il répond aux critères classiques, n’est ni un escroc ni un prestidigitateur. À moins que les victimes ne réapparaissent, ajoute-t-il sans sourire, ce qui serait étonnant avec tout ce sang. J’observe les traînées au sol et sur la cloison. Des prélèvements ont été faits, bien entendu… Je médite. Alors peut-être aussi, aucun crime, dis-je. Aucun acte terroriste. Juste des disparitions violentes aux causes incertaines. Sans boîtes noires pour nous les expliquer… Mais, me reprend l’expert, qui ont un sens. Et comme, assène-t-il, je ne crois pas au paranormal, je pense que tôt ou tard en multipliant ces deux trois, nous aurons la preuve par neuf qu’il y a un tueur… ou plusieurs.


2


     Je passe une nuit sans rêves dans un hôtel sans étoiles afin de ne pas dilapider la maigre somme qui reste sur mon compte. Puis la matinée dans le métro à déambuler. Les usagers ont l’air méfiant et s’écartent de tous ceux qui font mine de s’approcher d’eux. Je divague seul, moi aussi, et m’assois parfois sur un banc pour mieux laisser aller mes idées.
     De retour dans mon bureau, je constate la disparition du dossier vert. Tant mieux. Il est préférable de ne pas courir deux lièvres à la fois. Quand les intrigues s’emmêlent, l’enquêteur est vite dépassé. Je grossis le dossier rouge de mon rapport, sans déranger un seul des objets posés sur la table. Le but de cette pièce et de son ordre rigide est sans doute de me donner toute la concentration nécessaire, à la fois à mon existence et à ma tâche. Je n’y fais aucun geste inutile, je n’y prononce aucun mot de trop. Je m’y documente… J’y réfléchis…
     L’auteur des méfaits, s’il y en a un et s’il n’y en a qu’un, souffrirait-il, par hasard, d’arithmomanie ? Je viens de lire dans Wikipédia qu’un sujet névrosé est capable de se renseigner sur le nombre de kilomètres-carrés nécessaires au stockage de l’humanité toute entière, avec une densité de trois hommes par mètre carré. Et de la liquider par série de trois ?... Pourquoi pas ! Trois n’est pas commun. C’est le premier impair des nombres premiers. Universel et fondamental. Particulièrement apte à symboliser les trois phases de notre existence : naissance, croissance / décroissance et mort. Plus capable qu’un autre de susciter l’addiction, il faut le reconnaître... Aussi, je finis par me demander si chaque troisième homme n’aurait pas, en s’ajoutant aux deux autres, donné, sans le savoir, le signal de leur fin à tous.
     On frappe à la porte.
     —   Entrez !
     —   C’est moi, inspecteur. Viridis… Votre adjoint. Commis d’office.
     —   Et dans les plus brefs délais !
     Il sourit et sur mon invitation s’installe dans le fauteuil en face du mien.
     —   Toujours aucune revendication, inspecteur ! Mais je vous apporte le résultat des analyses.
     Pendant que j’ouvre l’enveloppe qu’il vient de me tendre, d’un doigt furtif mais qui m’alerte, il remet le dossier que j’avais légèrement décalé à sa place initiale.
     —   Moi, Garance, vous Viridis… Serions-nous par hasard le lutin rouge et le lutin vert de la comptine ?
     Je l’interloque.
     —   Voyons donc ces résultats…
     Dans le fouillis des cellules pulvérisées, rien n’a été détecté de menaçant pour la santé des victimes. Peut-être, malgré tout, un peu trop de cholestérol sur la cloison du wagon. Et au sol un taux relativement élevé d’alcoolémie. Ce dont je ne ferai part ni à la presse, ni à la police des polices.
     —   Ne renforçons pas les stéréotypes, dis-je…
     Mais j’exprime mon regret que nous ne puissions pas, pour cause de mélange génétique, être davantage renseignés sur l’identité des disparus de la banquette. Il va falloir attendre que les familles se manifestent.
     —   Vous n’avez pas encore de portraits-robots, inspecteur ?
     —   Les deux principaux témoins ne sont pas fiables. Mais je vais reprendre sous peu leur interrogatoire.
     On frappe à nouveau à la porte et on l’ouvre.
     —   Balthazar ! Sortez !, hurle Viridis.
     Sans doute a-t-il peur d’être trois. Le visage apparu  disparaît. La porte se referme.
     —   Balthazar !, dis-je. Fichtre ! Et aussi noir que le roi mage !
     —   Il n’y est pour rien, inspecteur ! On ne naît pas noir, mais on le devient[2] !
     —   Oui, oui ! Sous le regard des autres, je sais. Comme souvent un enfer. Mais je ne discriminais pas Viridis. Je constatais.
     Il hoche la tête.
     —   De manière sélective… Vous n’avez pas constaté tout à l’heure que je suis blanc… Comme Neandertal ! Si décrié pourtant ! Et dont un peu de sang coule toujours dans nos veines !
     —   Par oubli, et je le regrette !
     —   Nous venons tous d’Afrique, inspecteur !...
     Son insistance prétentieuse à me rappeler nos vieilles origines éveille mes soupçons. Se doute-t-il que je ne sais pas trop ce qui contribue à mon génome ?
     Il sort de sa poche un papier.
     —   J’ai une autre information, inspecteur. Sous les traces de sang, les experts ont découvert un triangle. L’un des symboles graphiques du trois.
     —   Une signature ?
     —   Peut-être…
     —   Montrez !
     Sur la photo, le triangle a la pointe en bas.
     —   Sexué, dis-je.
     —   Pourtant ce sont des hommes qui ont été tués…
     —   Pourquoi pas par une femme...
     Je réfléchis quelques instants. Viridis aussi. En vain. Nous n’aboutissons ni l’un ni l’autre à une conclusion.
     Je verse la photo au dossier que je pousse un peu sur ma droite. Insensiblement, de doigts toujours aussi furtifs, Viridis le replace au bon endroit. Sur un petit carnet que je tire de ma veste, je me mets machinalement à dessiner des trois.
     —   Si vous les achevez, vous en ferez des huit, inspecteur.
     —   Et alors ?
     —   Huit ! Voyons ! Le nombre de l’équilibre cosmique !
     —   Celui d’un système sans désordre… Évidemment !
Je le regarde. Il rougit Je m’empresse de louer sa façon de faire avancer l’enquête et de vouloir la boucler au plus vite, comme les trois. Il soupire.
     —   Il faut toujours pour moi, hélas, qu’un nombre soit ouvert ou fermé…
Il me quitte. Je passe quelques coups de fil à tous mes supérieurs qui m’assurent de leur habituelle et indéfectible confiance, dont j’ai l’impression de prendre note pour la première fois

 
3


     Je décide de me rendre à l’adresse indiquée sur ma carte d’identité. Je prends un taxi. Il m’arrête devant un petit immeuble cossu, perdu sans trop d’égarement sur les hauteurs de Sèvres. Je traverse une haie dont les bourgeons qui fleurissent au-dessus des feuilles mortes me rappellent le caractère réconfortant des cycles.
     Mon nom est affiché sur la boîte aux lettres. J’habite au troisième étage. Je prends l’ascenseur. La clé que j’ai trouvée dans ma poche tourne dans la serrure. L’appartement est un F2, composé d’une entrée, d’une pièce à vivre je l’espère suffisamment longtemps pour remplir ma mission, d’une cuisine aménagée, d’une chambre aux rideaux grenat, d’une salle de bains entièrement carrelée de tomettes, et bien entendu de WC indépendants. Il doit faire au jugé 60 m2. Aurais-je un passé d’agent immobilier ?
     J’ôte ma veste, prends un verre dans le bar, me verse un whisky pour fêter ce pays conquis, puis m’assois sur le canapé corail et pose le dossier rouge sur la table basse. J’appuie sur la télécommande au hasard. La 2. Le JT de 13h que je prends en retard. Mais on en est toujours à l’Affaire du métro.    Un spécialiste maison disserte sur le mode opératoire a priori indécelable des six meurtres, qui n’ont rien à voir, dit-il, avec un attentat. Ses suppositions embrouillées sont loin d’être convaincantes. Le profileur qui l’accompagne soupçonne, lui, un Jack l’Éventreur high tech qui aurait choisi les tunnels du métro comme succédanés aux ruelles de Londres… Le journaliste, incrédule, croise les bras.
     On sonne à la porte. C’est un voisin qui me tend mon courrier, qu’il a gardé pendant mon absence ainsi qu’un trousseau de mes clés. Quelle histoire !, s’exclame-t-il, en désignant du menton la télévision. Nous comptons sur vous, Monsieur Garance ! Vous le pouvez, lui dis-je en serrant les poings, et pas seulement jusqu’à trois. J’ai les choses bien en main.
Sur l’écran, en gros plan, il y a maintenant Pierrette V., floutée. Elle porte le même foulard rouge et vert autour du cou que lorsque je l’ai interrogée. Sa voix est rauque, elle a dû passer de chaîne en chaîne pour promouvoir son témoignage, et elle exprime bien de la défiance à mon égard.   L’inspecteur en charge de l’Affaire, comme elle m’appelle, n’a fait qu’émettre des hypothèses bizarres et montrer des suspicions grotesques…
     Le téléphone sonne à son tour. Viridis.
     —   Vous entendez, inspecteur ? Vous ne ferez pas long feu sans plus de méthode.
     —   Vous craignez de prendre l’eau avec moi ?
     —   Fendez-vous d’un communiqué, je vous en prie.
     Il raccroche. J’appelle TF1 qui me diffuse aussitôt avec ma photo en haut à droite de l’écran.  Parfaitement ressemblante. À un détail près que je ne saisis pas.
     Je refuse de répondre aux questions, mais j’assure que la police et l’État ont la situation sous contrôle, que l’enquête va et doit se poursuivre dans la plus grande sérénité. Rappelez-vous comment des affaires aussi complexes que Le Mystère de la chambre jaune et le Double meurtre dans la rue Morgue, ont fini par être éclaircis, dis-je… Comme mon humour déplacé suscite, je le constate aux sourcils froncés du journaliste, un haut-le-cœur médiatique, j’ajoute que j’ai résolu tant d’énigmes que j’éluciderai bientôt celle-ci, même si j’avais à lutter contre un assassin du type H1N1, à mains nues et sans vaccin… Ma comparaison virale me vaut un regard plus courroucé que le précédent. Je quitte l’antenne avant de déraper davantage. Dans un état mental incompatible avec mes fonctions. Inapte à maîtriser les pulsions de mon instinct de dérision. J’éteins mon téléphone. Je ne tiens pas à ce que Viridis me rappelle encore une fois, surtout à mes devoirs.