Il était une fois une petite fille,

Il était une fois une petite fille, qui ne se demandait pas ce qu’elle deviendrait car elle n’en avait rien à faire. Pourtant elle faisait, et dévidait sa vie sur un vieux rouet.

Petit à petit, en ne lâchant pas le monde de ses yeux verts.

Et petit petit était son monde.

Quoiqu’il prît le large assez facilement et sans crier gare par les champs et les bois, mais il suffisait de bien le tenir en lisière pour qu’il n’échappât pas complètement au regard.

Le monde avait la taille d’une cour d’école, d’une entrée de mairie et d’une rue en pente qui dévalait jusqu’à une fontaine…

Un monde plein de chemins, de sentiers et de bois et de ronces et de lilas aux branches de cerisiers, de masures dérisoires, de barrières qui s’affaissent, de murets où court peut-être encore du lierre, va savoir !

Et va savoir, maintenant qu’il a grandi, pourquoi elle s’est mise à écrire…

EXTRAITS DE PUZZLE




Silvère le Sicaire

Auteur à gages
Exécuteur de hautes
et basses œuvres
en tous genres.





Aux lecteurs,



Madame, Monsieur,

Un jour que je taillais mon rosier à blanc, j’ai reçu, dans une enveloppe A4, ces seize pièces d’un puzzle, intitulé Lucile. L’acrostiche qu’elles composent valait ordre de mission.

Alouette, sur une balancelle ; elle s’envole et brise le miroir,
La mort en godillots chaloupe derrière les rideaux,
On tue le cochon ; son sang coule, rouge comme un livre de prix,
Un incendie, celui d’une grange, à deux pas de la forge en flammes,
Et des noms qui défilent dans une mémoire qui flanche, ou se figent morts sur un monument,
Tout un village ; il dévale vers sa fontaine avant d’aller à la chapelle,
Toute une enfance, dans les lilas, les boutons d’or, les cerisiers en fleur, les orties blanches,
Et l’école, avec une cour, un chêne, une corde à grimper, un jardin au poulailler sans poules, une buanderie hantée, l’Âne Culotte sur un mur, une mandoline oubliée dans un grenier,

Aussi, assis sur sa moto, Casey, la Jablinska toujours pendue à son cou,


Puis les rires, les peurs, les poursuites, les courses aux escargots, dans le chaudron du soleil ou les frimas,
Le cantonnier, le garde-champêtre, le garde-chasse, tous les trois du pareil au même, comme le grand-père,
Un rouet à dévider avec les sœurs Filoche, ou à réciter sur l’estrade,
Mickey à l’épicerie, la Comtesse, en sabots, dans son Domaine,
Et l’escalier interdit,
Rambarde rouillée et marches branlantes, au bout de la ruelle.

Pour les assembler, j’ai usé du droit à trois essais qui m’était accordé… Je vous les livre.










PREMIER ESSAI

L’escalier interdit










D’abord,
Pour planter le décor,

Pousser les portes,
Ouvrir les lucarnes,
Monter les escaliers,
Les descendre,
Pleins et déliés,
Sans cesse,

Puis courir après Lucile,

Quitte à en mourir…










1


Piétons, passez sur le trottoir d’en face.
Symphorien traverse la rue. Dans sa poche il froisse un brouillon inachevé qui parle d’un soleil perdu dans les boutons d’or. Au moment d’emprunter l’escalier Fourcault, il entend crier : Pas par là. Y a les frimas !, mais trop tard. Il a déjà mis le pied sur la première marche. Le froid devient glacial. La rambarde se rouille, la mousse gagne les pierres qui s’effritent. Il dérape. En bas, sa tête heurte le bord d’un trottoir. Il se relève, à peine étourdi, brosse ses habits. Autour de lui, tout est noir. Pour le guider, ni lune ni étoiles. Juste une lueur. Celle d’une chandelle derrière une vitre. Il va vers elle, transi, comme au hasard, jusqu’à une cahute dont il pousse la porte. Attablé devant un verre de vin, un homme le regarde entrer. Il ressemble à son grand-père. Une cicatrice lui barre la joue.
   Te v’là donc !
Symphorien ne sait pas où il est, ni avec qui. Dans la pièce tout est recouvert de poussière. Mais quand il distingue contre un mur des balais et des pelles, une vieille terreur l’envahit.
   Tu m’reconnais ? Ya longtemps que j’rêvais d’te coincer !
Symphorien se rue sur la porte. Elle est verrouillée.
   Pas la peine d’chercher à t’ensauver, mon gars ! Va falloir qu’tu règles les comptes !
   Quels comptes ?
   J’te rafraîchis la mémoire ?…
Non. Symphorien se souvient. De ses galopades avec Katrin et les frères Rivoil, des injures et des cailloux jetés au cantonnier qui le poursuivait, la casquette à l’envers, jusque dans ses rêves.
   Un galopin qu’t’étais !
Sans doute. Mais depuis longtemps les lauriers sont coupés. Il ne va plus au bois.
Le cantonnier siffle son verre d’un trait.
   Tu vois ! J’picole pareil qu’avant ! Ça m’fait les idées claires.
Il tire de sous la table un fusil et le pointe sur Symphorien.
   Qu’est-ce t’en dis ?
Symphorien tente de se rassurer. Aucun souvenir, même mauvais, ne peut assassiner. Mais il empoigne une pelle et l’abat.
Il ferme un long moment les yeux, debout. Quand il les rouvre, il est encore dans la masure, avec, face à lui, un cadavre. Il a du sang sur les mains, chaud et visqueux. Il n’a pas tué un fantôme. Il se dirige en titubant vers la porte. Elle s’ouvre cette fois. Dehors, les brumes défilent en rangs serrés. Un cortège noir et blanc sous un ciel sépia.
À droite, après le talus, un escalier. En ruine. Celui par lequel il est arrivé ? Ou le raccourci qui reliait le haut au bas du village ? Il n’ose pas le prendre. Ne passe jamais par-là, Symphorien ! Sous aucun prétexte. Tu entends ? Une interdiction qui remonte à loin et qu’il n’a toujours pas la force de braver. Il doit pourtant trouver un moyen de fuir au plus vite ce passé frelaté. Il retourne dans la cabane, ramasse le fusil. Il est chargé.
Armé, aux aguets, Symphorien descend la côte jusqu’au bassin de la fontaine. Il nettoie ses mains dans un fond d’eau glauque, comme autrefois l’écorchure au genou dont il garde la trace. Le sang était alors le sien. Il filait rouge sur sa chaussette. Sur le monument aux morts, en contrebas, des noms sont toujours gravés, les mêmes pour les deux guerres. Il s’en rappelle quelques-uns.
Des perdrix volent autour de lui. Il se sent Guilleri sur une branche prête à rompre. Il tourne à gauche vers la chapelle. En haut du clocher, un coq pend, disloqué, le nord perdu. Il pousse le portail. Le froid suinte des murs couverts de salpêtre. Sur un retable, daté de 1947, et entouré d’exvotos, Saint-Claude ordonne aux eaux du Sausseron de regagner leur lit. Symphorien s’assoit sur un banc. Il pose sa tête sur ses genoux. Il n’est pas tenté de prier. Dans aucun monde, même le plus absurde, il ne doit céder. Mais il médite. Sa vie jusqu’à présent n’a rien donné. Faut-il vraiment, pour lui donner un sens, remonter à sa source ?
Il reste longtemps, prostré, les pieds posés sur le prie-Dieu. De temps à autre, il entend des pas d’enfants sur le dallage, des rires étouffés, quelques mots de catéchisme, et la voix assourdie d’un prêtre dans le confessionnal. Il s’était inventé tant de péchés pour plaire. Peut-être en a-t-il faussé son âme.
Quand le jour n’éclaire plus les vitraux, il quitte la chapelle. Dehors, il neige. Il relève le col de sa canadienne. Dans la nuit toujours sans lune, brille seule, maintenant, l’enseigne rouge de l’épicerie. Il s’y rend. Vite. Mais à l’intérieur de la boutique, rien n’est allumé. En poussant la porte, qui résiste un peu, il fait sonner un carillon. Sur le comptoir traînent des allumettes. Il en craque une. À sa lueur, il découvre un journal de Mickey, suspendu à un fil par deux pinces à linges, et un paquet de biscuits. Des oublies.
Il ne peut pas dormir là. Sur le carrelage et dans les courants d’air. Mais il reviendra demain pour fouiller la réserve. Il reprend la côte, maintenant verglacée. Un bout de lune racorni sort enfin des nuages, il y voit mieux. Dans la maison du cantonnier, la chandelle s’est éteinte. Il arrive place de la mairie. La neige a recouvert les murets qui l’entourent et sur lesquels il faisait avec les autres des courses d’escargots. Katrin écrasait les perdants. Les coquilles craquaient sous son pouce. En face de lui, il y a l’école où il n’allait jamais. Il ne venait dans ce village que pour les vacances. On l’appelait le petit parisien.
Il pénètre dans la cour. Une corde à grimper pend du grand chêne, avec au bout un nœud coulant. Les volets des deux classes sont fermés. Il entre dans le couloir. À l’un des porte-manteaux, un vieux cache-nez est encore accroché. Il monte au premier étage jusqu’à l’appartement des maîtres. Dans la cuisine, il ne reste qu’un vieux poêle à charbon et une lessiveuse en métal. Il aperçoit un cheval de bois bleu, cassé, renversé sur le côté, au milieu de la salle à manger. Il traverse le corridor pour aller jusqu’aux chambres. La première est meublée d’un grand lit, d’un chevet et d’un berceau. À la fenêtre un rideau rouge est tiré le long d’une tringle prête à tomber. La deuxième, très étroite, ne contient qu’un lit d’enfant, celui de Lucile sans doute... À bout de forces, Symphorien s’y affale. Sur le mur d’en face, l’Âne Culotte de Bosco, en pantalon à carreaux et chapeau de paille, le regarde. Symphorien ne lui jette qu’un coup d’œil, et malgré le froid, il s’endort, le fusil posé à côté de lui.










2


Sa main sent quelque chose sous l’oreiller. Il se réveille. C’est une dent de lait. Il la met dans la poche de sa canadienne qu’il n’a pas quittée de la nuit. Il se lève, courbaturé. Il va voir de près l’âne figé de guingois sur le mur. Mais ce ne sont pas ses petits sabots qui claquent gentiment sur le caillou pointu, comme le dit la légende du dessin, qu’il entend soudain. C’est le bruit lourd d’un charroi. Il s’approche de la fenêtre, écarte un pan de rideau. Un convoi passe en boitant devant la soue des cochons. L’homme qui tire les chevaux est pied-bot et le cercueil brinqueballe sur le corbillard. Celui du cantonnier sans doute ! Sorti en un tournemain de son bouge et déjà prêt à l’enterrement ! Symphorien se recule. Il ne doit pas être vu. Le glas sonne à la chapelle. Il lui échappe en courant vers l’escalier qui monte au grenier, son fusil à la main.
La charpente paraît encore solide. Et le petit jour fielleux n’entre que par la lucarne. Sur le plancher usé, une mandoline écaille son vernis, mais ses cordes ne sont pas cassées. Il la ramasse avec précaution, l’accorde. Puis, assis dans le fauteuil vert qu’il a redressé, il en tire un son grêle qui lui rappelle Lucile… Elle avait alors tant d’amoureux qu’elle ne savait lequel prendre, et il s’asseyait parmi eux, aux marches de son palais. Les jours de juillet où elle s’ennuyait, elle l’invitait à venir jouer dans son jardin. Il lui tressait des couronnes de boutons d’or et s’installait avec elle au bord du bac à sable, caparaçonné de soleil. Là, ils exterminaient ensemble les perce-oreilles… Parfois, elle l’entraînait, le doigt sur la bouche pour qu’il se taise, jusqu’aux restes d’un poulailler. Ils se prenaient le pied dans les débris du grillage, et s’effondraient dans l’herbe en riant tout bas, l’un contre l’autre, avant de se relever pour aller cueillir des groseilles.
Il cesse de jouer. Un corbeau vient de frapper la vitre sale de la lucarne. Le ciel est livide. Un nuage noir s’effiloche au-dessus des terres de la Comtesse. Un chien, peut-être Bianca, aboie. La tête lui tourne. Il a faim. Il doit retourner à l’épicerie pendant qu’on s’affaire au cimetière.
Il quitte l’école avec prudence. Un chat roux file entre ses jambes. Minouchet. Des oies cancanent tout près, sans qu’il les voie. La vie ne s’agite que par endroits. Mais il est surpris de ne pas voir une seule trace de pas ou de roues. La neige n’a pourtant pas eu le temps d’effacer les empreintes. Il s’arrête, hésitant, devant la maison du cantonnier. La porte est béante, comme la bouche d’un mort. Il se décide à entrer, le fusil en avant. Il bute contre la pelle souillée de sang. Dans la pénombre, une bougie brûle sous une photo barrée de noir. Le cadavre n’est plus là, évidemment. Symphorien reprend sa descente. L’eau verdâtre est gelée dans le bassin de la fontaine. Rien ne bouge aux alentours. La mort et ses acolytes qui rôdaient ont peut-être regagné leur repaire.
L’épicerie est plus glaciale que la veille. Sur les étagères, il n’y a que deux ou trois bocaux au contenu moisi et quelques bouteilles. Des remugles partout. Mais dans la réserve, il trouve un pain frais et du fromage. Déposés là pour qu’il survive malgré son meurtre. Il s’installe sur un tabouret près du comptoir. Quand il a terminé son repas, il fouille dans ses poches à la recherche du brouillon. Non pour le reprendre ou le poursuivre. Simplement pour vérifier qu’aucun mot néfaste ne s’y soit glissé qui l’aurait précipité là contre son gré. Mais il a disparu. Remplacé par un carnet noir à son nom. Symphorien l’ouvre, inquiet. Les mots s’y bousculent et le suivent à la trace. Il n’est plus l’auteur de sa vie. L’a-t-il d’ailleurs jamais été…
Par la fenêtre, il aperçoit la laiterie et le quai d’embarquement des bouteilles. Il se souvient tout à coup qu’au-delà la route mène à Pontoise. Il l’empruntait avec les autres, en chantant dans la troupe, y a pas de jambe de bois, leurs paniers neufs au bras. Gérard donnait toujours la main à Lucile…
Il va la suivre et déguerpir au plus vite. Il jette un dernier coup d’œil à P’tit-Loup qui soupire derrière Grand-Loup sur la couverture de Mickey, puis sort de l’épicerie.
Il ne va pas loin. Au bout de quelques mètres la route disparaît. Affolé, il rebrousse chemin. Le soleil vacille entre les flocons. Comme lui.










3


Il se relève. Le jour est bien avancé. Il a eu un long moment d’absence dans le fossé où il est tombé. Il s’est égratigné la main. Sa joue lui fait mal. Son pantalon est déchiré. Mais il peut marcher. Chercher sans plus tarder une autre issue de secours.
Il décide de prendre la route du bas. Celle qui, après la chapelle, longe le Domaine de la Comtesse. Contre le mur d’enceinte poussent toujours des orties. Il regarde par le portail ouvert. Il n’y a personne dans la cour. Les roues des tracteurs sont crevées, les niches des chiens sont vides. Une botte de foin s’écroule dans un coin, comme le reste. À quoi bon continuer. Le chemin ne conduit plus à rien…
   Des trous d’mémoire, mon gars ?
Le garde-chasse ! Un autre malfaisant du village ! Il exterminait les chats en les jetant sur le mur des Casey. C’est lui qui, disait-on, avait abattu Minouchet. Il porte la même moustache que son grand-père sur les photos de la Grande Guerre.
   C’est qu’tu remues pas l’passé comm’y faut ! J’vas t’montrer !
Symphorien n’a plus rien à perdre. Il le suit sur un sentier qui grimpe en face, entre les prés.
   On n’a pas eu l’temps d’faire l’ménage !
Le bois qu’ils traversent est en effet crasseux. Un fouillis de creux et de bosses. Des arbres aux branches tendues comme des fils sur le ciel gris.
   Pus personne y vient braconner… Mais r’garde !
La cabane est toujours là. Et devant elle, le tronc couché qui servait de banc… Où jamais Lucile ne venait s’asseoir… Même quand le loup n’y était pas.
   T’étais pas l’dernier à faire le mariole !...
Non. Le rat des villes qu’il était avait tant à prouver.
   Mais pour l’cantonnier, r’grette rien… Y valait pas plus tripette que moi… Et y r’luquait un peu trop ta Lucile !...
Des images volent comme des feuilles mortes, trop rapidement pour qu’il les retienne. Ils avancent maintenant sur un plateau dénudé, le souffle coupé par la bise. Quelques poutres calcinées s’enchevêtrent dans la neige, près d’un ruisseau. Les vestiges de la grange à laquelle les frères Rivoil avaient mis le feu. Les flammes avaient léché le ciel et les premières maisons. Le village rougeoie encore comme une escarbille devant eux.
Ils le prennent à revers par un champ de caillasses. Symphorien halète.
   J’crois bien qu’on y est…
Oui. Là où il ne voulait pas retourner. Il pousse la barrière affaissée. Passe entre deux sureaux. La réserve à charbon, à droite, est blanche de neige. La balançoire, encore accrochée au vieil arbre, bouge au vent. La maison des vacances d’autrefois se délabre. Mais à l’intérieur, tout est en place. Symphorien flanche, s’appuie contre le dossier d’une chaise… Il ne montera pas aux chambres. Il est même tenté de tout saccager.
   On s’en va, mon gars. Des fois, l’passé, vaut mieux pas trop l’creuser…
Il tourne le bouton du poste de TSF. Le son grésille. Quand il entend la voix de Jaboune, il part d’un grand rire et s’enfuit.
Attention !, lui crie le garde-chasse. Ici tout est farce ! Symphorien n’en doute pas. Peut-être parce que les morts ont la vie dure et ne cessent de mourir la peur au ventre dans le sien. Il dévale le chemin qui mène à la forge. Elle est éteinte. Pas de feu dans l’âtre, mais un fer rutilant sur l’enclume. À la fenêtre de la maison voisine, un rideau de percale se soulève. Il reprend, fiévreux, sa course. Il n’a qu’une hâte, se barricader dans l’école et s’allonger sur le lit si étroit de Lucile.
Il remonte une fois de plus la côte…