Silvère
le Sicaire
Auteur
à gages
Exécuteur
de hautes
et
basses œuvres
en
tous genres.
Aux
lecteurs,
Madame, Monsieur,
Un jour que
je taillais mon rosier à blanc, j’ai reçu, dans une enveloppe A4, ces seize
pièces d’un puzzle, intitulé Lucile. L’acrostiche qu’elles composent valait
ordre de mission.
Alouette, sur
une balancelle ; elle s’envole et brise le miroir,
La mort en
godillots chaloupe derrière les rideaux,
On tue le cochon ;
son sang coule, rouge comme un livre de prix,
Un incendie,
celui d’une grange, à deux pas de la forge en flammes,
Et des
noms qui défilent dans une mémoire qui flanche, ou se figent morts sur un monument,
Tout un
village ; il dévale vers sa fontaine avant d’aller à la chapelle,
Toute une
enfance, dans les lilas, les boutons d’or, les cerisiers en fleur, les orties
blanches,
Et l’école,
avec une cour, un chêne, une corde à grimper, un jardin au poulailler sans
poules, une buanderie hantée, l’Âne Culotte sur un mur, une mandoline oubliée dans
un grenier,
Aussi, assis
sur sa moto, Casey, la Jablinska toujours pendue à son cou,
Puis les
rires, les peurs, les poursuites, les courses aux escargots, dans le chaudron
du soleil ou les frimas,
Le
cantonnier, le garde-champêtre, le garde-chasse, tous les trois du pareil au
même, comme le grand-père,
Un rouet à
dévider avec les sœurs Filoche, ou à réciter sur l’estrade,
Mickey à
l’épicerie, la Comtesse, en sabots, dans son Domaine,
Et l’escalier
interdit,
Rambarde rouillée
et marches branlantes, au bout de la ruelle.
Pour les
assembler, j’ai usé du droit à trois essais qui m’était accordé… Je vous les
livre.
PREMIER ESSAI
L’escalier interdit
D’abord,
Pour
planter le décor,
Pousser
les portes,
Ouvrir
les lucarnes,
Monter les
escaliers,
Les
descendre,
Pleins et
déliés,
Sans
cesse,
Puis
courir après Lucile,
Quitte à
en mourir…
1
Piétons,
passez sur le trottoir d’en face.
Symphorien
traverse la rue. Dans sa poche il froisse un brouillon inachevé qui parle d’un soleil
perdu dans les boutons d’or. Au moment d’emprunter l’escalier Fourcault, il
entend crier : Pas par là. Y a les
frimas !, mais trop tard. Il a déjà mis le pied sur la première marche.
Le froid devient glacial. La rambarde se rouille, la mousse gagne les pierres
qui s’effritent. Il dérape. En bas, sa tête heurte le bord d’un trottoir. Il se
relève, à peine étourdi, brosse ses habits. Autour de lui, tout est noir. Pour
le guider, ni lune ni étoiles. Juste une lueur. Celle d’une chandelle derrière
une vitre. Il va vers elle, transi, comme au hasard, jusqu’à une cahute dont il
pousse la porte. Attablé devant un verre de vin, un homme le regarde entrer. Il
ressemble à son grand-père. Une cicatrice lui barre la joue.
— Te v’là donc !
Symphorien
ne sait pas où il est, ni avec qui. Dans la pièce tout est recouvert de
poussière. Mais quand il distingue contre un mur des balais et des pelles, une
vieille terreur l’envahit.
— Tu m’reconnais ? Ya longtemps que
j’rêvais d’te coincer !
Symphorien
se rue sur la porte. Elle est verrouillée.
— Pas la peine d’chercher à t’ensauver, mon
gars ! Va falloir qu’tu règles les comptes !
— Quels comptes ?
— J’te rafraîchis la mémoire ?…
Non.
Symphorien se souvient. De ses galopades avec Katrin et les frères Rivoil, des
injures et des cailloux jetés au cantonnier qui le poursuivait, la casquette à
l’envers, jusque dans ses rêves.
— Un galopin qu’t’étais !
Sans
doute. Mais depuis longtemps les lauriers sont coupés. Il ne va plus au bois.
Le
cantonnier siffle son verre d’un trait.
— Tu vois ! J’picole pareil
qu’avant ! Ça m’fait les idées claires.
Il
tire de sous la table un fusil et le pointe sur Symphorien.
— Qu’est-ce t’en dis ?
Symphorien
tente de se rassurer. Aucun souvenir, même mauvais, ne peut assassiner. Mais il
empoigne une pelle et l’abat.
Il
ferme un long moment les yeux, debout. Quand il les rouvre, il est encore dans
la masure, avec, face à lui, un cadavre. Il a du sang sur les mains, chaud et
visqueux. Il n’a pas tué un fantôme. Il se dirige en titubant vers la porte.
Elle s’ouvre cette fois. Dehors, les brumes défilent en rangs serrés. Un cortège
noir et blanc sous un ciel sépia.
À
droite, après le talus, un escalier. En ruine. Celui par lequel il est arrivé ?
Ou le raccourci qui reliait le haut au bas du village ? Il n’ose pas le
prendre. Ne passe jamais par-là, Symphorien ! Sous aucun prétexte. Tu
entends ? Une interdiction qui remonte à loin et qu’il n’a toujours pas la
force de braver. Il doit pourtant trouver un moyen de fuir au plus vite ce passé
frelaté. Il retourne dans la cabane, ramasse le fusil. Il est chargé.
Armé,
aux aguets, Symphorien descend la côte jusqu’au bassin de la fontaine. Il nettoie
ses mains dans un fond d’eau glauque, comme autrefois l’écorchure au genou dont
il garde la trace. Le sang était alors le sien. Il filait rouge sur sa chaussette.
Sur le monument aux morts, en contrebas, des noms sont toujours gravés, les
mêmes pour les deux guerres. Il s’en rappelle quelques-uns.
Des
perdrix volent autour de lui. Il se sent Guilleri sur une branche prête à
rompre. Il tourne à gauche vers la chapelle. En haut du clocher, un coq pend, disloqué,
le nord perdu. Il pousse le portail. Le froid suinte des murs couverts de
salpêtre. Sur un retable, daté de 1947, et entouré d’exvotos, Saint-Claude ordonne
aux eaux du Sausseron de regagner leur lit. Symphorien s’assoit sur un banc. Il
pose sa tête sur ses genoux. Il n’est pas tenté de prier. Dans aucun monde, même
le plus absurde, il ne doit céder. Mais il médite. Sa vie jusqu’à présent n’a
rien donné. Faut-il vraiment, pour lui donner un sens, remonter à sa
source ?
Il
reste longtemps, prostré, les pieds posés sur le prie-Dieu. De temps à autre,
il entend des pas d’enfants sur le dallage, des rires étouffés, quelques mots
de catéchisme, et la voix assourdie d’un prêtre dans le confessionnal. Il
s’était inventé tant de péchés pour plaire. Peut-être en a-t-il faussé son âme.
Quand
le jour n’éclaire plus les vitraux, il quitte la chapelle. Dehors, il neige. Il
relève le col de sa canadienne. Dans la nuit toujours sans lune, brille seule, maintenant,
l’enseigne rouge de l’épicerie. Il s’y rend. Vite. Mais à l’intérieur de la
boutique, rien n’est allumé. En poussant la porte, qui résiste un peu, il fait
sonner un carillon. Sur le comptoir traînent des allumettes. Il en craque une. À
sa lueur, il découvre un journal de Mickey, suspendu à un fil par deux pinces à
linges, et un paquet de biscuits. Des oublies.
Il
ne peut pas dormir là. Sur le carrelage et dans les courants d’air. Mais il reviendra
demain pour fouiller la réserve. Il reprend la côte, maintenant verglacée. Un
bout de lune racorni sort enfin des nuages, il y voit mieux. Dans la maison du
cantonnier, la chandelle s’est éteinte. Il arrive place de la mairie. La neige
a recouvert les murets qui l’entourent et sur lesquels il faisait avec les
autres des courses d’escargots. Katrin écrasait les perdants. Les coquilles
craquaient sous son pouce. En face de lui, il y a l’école où il n’allait
jamais. Il ne venait dans ce village que pour les vacances. On l’appelait le petit
parisien.
Il
pénètre dans la cour. Une corde à grimper pend du grand chêne, avec au bout un
nœud coulant. Les volets des deux classes sont fermés. Il entre dans le couloir.
À l’un des porte-manteaux, un vieux cache-nez est encore accroché. Il monte au
premier étage jusqu’à l’appartement des maîtres. Dans la cuisine, il ne reste qu’un
vieux poêle à charbon et une lessiveuse en métal. Il aperçoit un cheval de bois
bleu, cassé, renversé sur le côté, au milieu de la salle à manger. Il traverse le
corridor pour aller jusqu’aux chambres. La première est meublée d’un grand lit,
d’un chevet et d’un berceau. À la fenêtre un rideau rouge est tiré le long
d’une tringle prête à tomber. La deuxième, très étroite, ne contient qu’un lit d’enfant,
celui de Lucile sans doute... À bout de forces, Symphorien s’y affale. Sur le
mur d’en face, l’Âne Culotte de Bosco, en pantalon à carreaux et chapeau de
paille, le regarde. Symphorien ne lui jette qu’un coup d’œil, et malgré le
froid, il s’endort, le fusil posé à côté de lui.
2
Sa
main sent quelque chose sous l’oreiller. Il se réveille. C’est une dent de lait.
Il la met dans la poche de sa canadienne qu’il n’a pas quittée de la nuit. Il se
lève, courbaturé. Il va voir de près l’âne figé de guingois sur le mur. Mais ce
ne sont pas ses petits sabots qui
claquent gentiment sur le caillou pointu, comme le dit la légende du
dessin, qu’il entend soudain. C’est le bruit lourd d’un charroi. Il s’approche de
la fenêtre, écarte un pan de rideau. Un convoi passe en boitant devant la soue
des cochons. L’homme qui tire les chevaux est pied-bot et le cercueil
brinqueballe sur le corbillard. Celui du cantonnier sans doute ! Sorti en
un tournemain de son bouge et déjà prêt à l’enterrement ! Symphorien se
recule. Il ne doit pas être vu. Le glas sonne à la chapelle. Il lui échappe en
courant vers l’escalier qui monte au grenier, son fusil à la main.
La
charpente paraît encore solide. Et le petit jour fielleux n’entre que par la
lucarne. Sur le plancher usé, une mandoline écaille son vernis, mais ses cordes
ne sont pas cassées. Il la ramasse avec précaution, l’accorde. Puis, assis dans
le fauteuil vert qu’il a redressé, il en tire un son grêle qui lui rappelle Lucile…
Elle avait alors tant d’amoureux qu’elle
ne savait lequel prendre, et il s’asseyait parmi eux, aux marches de son palais. Les jours de
juillet où elle s’ennuyait, elle l’invitait à venir jouer dans son jardin. Il
lui tressait des couronnes de boutons d’or et s’installait avec elle au bord du
bac à sable, caparaçonné de soleil. Là, ils exterminaient ensemble les
perce-oreilles… Parfois, elle l’entraînait, le doigt sur la bouche pour qu’il
se taise, jusqu’aux restes d’un poulailler. Ils se prenaient le pied dans les
débris du grillage, et s’effondraient dans l’herbe en riant tout bas, l’un
contre l’autre, avant de se relever pour aller cueillir des groseilles.
Il
cesse de jouer. Un corbeau vient de frapper la vitre sale de la lucarne. Le
ciel est livide. Un nuage noir s’effiloche au-dessus des terres de la Comtesse.
Un chien, peut-être Bianca, aboie. La tête lui tourne. Il a faim. Il doit
retourner à l’épicerie pendant qu’on s’affaire au cimetière.
Il
quitte l’école avec prudence. Un chat roux file entre ses jambes. Minouchet. Des
oies cancanent tout près, sans qu’il les voie. La vie ne s’agite que par
endroits. Mais il est surpris de ne pas voir une seule trace de pas ou de
roues. La neige n’a pourtant pas eu le temps d’effacer les empreintes. Il
s’arrête, hésitant, devant la maison du cantonnier. La porte est béante, comme
la bouche d’un mort. Il se décide à entrer, le fusil en avant. Il bute contre
la pelle souillée de sang. Dans la pénombre, une bougie brûle sous une photo
barrée de noir. Le cadavre n’est plus là, évidemment. Symphorien reprend sa
descente. L’eau verdâtre est gelée dans le bassin de la fontaine. Rien ne bouge
aux alentours. La mort et ses acolytes qui rôdaient ont peut-être regagné leur
repaire.
L’épicerie
est plus glaciale que la veille. Sur les étagères, il n’y a que deux ou trois
bocaux au contenu moisi et quelques bouteilles. Des remugles partout. Mais dans
la réserve, il trouve un pain frais et du fromage. Déposés là pour qu’il survive
malgré son meurtre. Il s’installe sur un tabouret près du comptoir. Quand il a
terminé son repas, il fouille dans ses poches à la recherche du brouillon. Non
pour le reprendre ou le poursuivre. Simplement pour vérifier qu’aucun mot
néfaste ne s’y soit glissé qui l’aurait précipité là contre son gré. Mais il a
disparu. Remplacé par un carnet noir à son nom. Symphorien l’ouvre, inquiet. Les
mots s’y bousculent et le suivent à la trace. Il n’est plus l’auteur de sa vie.
L’a-t-il d’ailleurs jamais été…
Par
la fenêtre, il aperçoit la laiterie et le quai d’embarquement des bouteilles. Il
se souvient tout à coup qu’au-delà la route mène à Pontoise. Il l’empruntait
avec les autres, en chantant dans la
troupe, y a pas de jambe de bois, leurs paniers
neufs au bras. Gérard donnait toujours
la main à Lucile…
Il
va la suivre et déguerpir au plus vite. Il jette un dernier coup d’œil à P’tit-Loup
qui soupire derrière Grand-Loup sur la couverture de Mickey, puis sort de
l’épicerie.
Il
ne va pas loin. Au bout de quelques mètres la route disparaît. Affolé, il
rebrousse chemin. Le soleil vacille entre les flocons. Comme lui.
3
Il
se relève. Le jour est bien avancé. Il a eu un long moment d’absence dans le
fossé où il est tombé. Il s’est égratigné la main. Sa joue lui fait mal. Son
pantalon est déchiré. Mais il peut marcher. Chercher sans plus tarder une autre
issue de secours.
Il
décide de prendre la route du bas. Celle qui, après la chapelle, longe le
Domaine de la Comtesse. Contre le mur d’enceinte poussent toujours des orties.
Il regarde par le portail ouvert. Il n’y a personne dans la cour. Les roues des
tracteurs sont crevées, les niches des chiens sont vides. Une botte de foin s’écroule
dans un coin, comme le reste. À quoi bon continuer. Le chemin ne conduit plus à
rien…
— Des
trous d’mémoire, mon gars ?
Le
garde-chasse ! Un autre malfaisant du village ! Il exterminait les
chats en les jetant sur le mur des Casey. C’est lui qui, disait-on, avait
abattu Minouchet. Il porte la même moustache que son grand-père sur les photos
de la Grande Guerre.
— C’est qu’tu remues pas l’passé comm’y
faut ! J’vas t’montrer !
Symphorien
n’a plus rien à perdre. Il le suit sur un sentier qui grimpe en face, entre les
prés.
— On n’a pas eu l’temps d’faire l’ménage !
Le bois qu’ils traversent est en
effet crasseux. Un fouillis de creux et de bosses. Des arbres aux branches
tendues comme des fils sur le ciel gris.
— Pus
personne y vient braconner… Mais r’garde !
La
cabane est toujours là. Et devant elle, le tronc couché qui servait de banc… Où
jamais Lucile ne venait s’asseoir… Même quand le loup n’y était pas.
— T’étais
pas l’dernier à faire le mariole !...
Non. Le rat des villes qu’il était avait
tant à prouver.
— Mais
pour l’cantonnier, r’grette rien… Y valait pas plus tripette que moi… Et y
r’luquait un peu trop ta Lucile !...
Des
images volent comme des feuilles mortes, trop rapidement pour qu’il les
retienne. Ils avancent maintenant sur un plateau dénudé, le souffle coupé par
la bise. Quelques poutres calcinées s’enchevêtrent dans la neige, près d’un
ruisseau. Les vestiges de la grange à laquelle les frères Rivoil avaient mis le
feu. Les flammes avaient léché le ciel et les premières maisons. Le village
rougeoie encore comme une escarbille devant eux.
Ils
le prennent à revers par un champ de caillasses. Symphorien halète.
— J’crois
bien qu’on y est…
Oui. Là où il ne voulait pas
retourner. Il pousse la barrière affaissée. Passe entre deux sureaux. La
réserve à charbon, à droite, est blanche de neige. La balançoire, encore
accrochée au vieil arbre, bouge au vent. La maison des vacances d’autrefois se
délabre. Mais à l’intérieur, tout est en place. Symphorien flanche, s’appuie
contre le dossier d’une chaise… Il ne montera pas aux chambres. Il est même tenté
de tout saccager.
— On s’en va, mon gars. Des fois, l’passé, vaut
mieux pas trop l’creuser…
Il tourne le bouton du poste de TSF.
Le son grésille. Quand il entend la voix de Jaboune, il part d’un grand rire et
s’enfuit.
Attention !,
lui crie le garde-chasse. Ici tout est farce ! Symphorien n’en doute pas.
Peut-être parce que les morts ont la vie dure et ne cessent de mourir la peur
au ventre dans le sien. Il dévale le chemin
qui mène à la forge. Elle est éteinte. Pas de feu dans l’âtre, mais un fer
rutilant sur l’enclume. À la fenêtre de la maison voisine, un rideau de percale
se soulève. Il reprend, fiévreux, sa course. Il n’a qu’une hâte, se barricader
dans l’école et s’allonger sur le lit si étroit de Lucile.
Il
remonte une fois de plus la côte…