Oz, l’ouragan annoncé est passé.
À l’heure prévue.
Et il a tout emporté comme prévu.
Ce qui s’est envolé dans son œil de
cyclone n’est jamais retombé.
Pas dans l’espace connu, en tout cas.
Les disparus sont nombreux… On ne cesse
de les décompter.
Parmi eux,
Lisbeth et Silvère, deux jeunes habitants d’un village de l’Est, où il ne reste
rien qu’un vieux pan de mur qui suinte sous un soleil sale.
1
– LES NOURAGES
L’île a l’air
d’une bête tapie sur l’eau. Verte et sournoise. On dirait qu’elle va se réveiller
d’un instant à l’autre. Lever une patte pleine d’algues pour griffer le ciel et
mordre le vent avec ses mâchoires de pierre. Lisbeth et Silvère l’observent, du
haut d’une falaise, incrédules et transis dans leurs habits mouillés.
— Ne restez pas là, dit une voix.
Ils se
retournent. Un être étrange pointe sur eux son bâton. Vêtu d’une peau de mouton
noire, il a le visage recouvert d’un masque en bois d’ébène et des sonnailles
accrochées à son dos.
— Venez ! leur ordonne-t-il.
Malgré son
allure, ils le suivent sans hésiter. Ils ont froid, ils ont faim, et cet
endroit fait de rocaille et d’embruns où l’ouragan les a jetés ne leur dit rien
qui vaille.
L’homme
semble vieux, mais il marche vite. Les cloches tintent à chacun de ses pas. Sur
le sentier qui déchire maintenant le maquis, ils butent sans cesse contre des
racines entre les cistes et les lentisques. Le soleil, ébouriffé par le vent,
est presque froid. Ils resserrent sur eux leurs blousons trempés.
— Attention à l’Éboulis, dit l’homme. Il ne faut
pas y traîner… Même si tout y dort depuis longtemps…
Ils
traversent rapidement le pierrier, et s’enfoncent dans une forêt de chênes-liège. Dépouillés de leur écorce, les troncs des arbres sont rouge sang.
— Les troupes de Silvus sont passées…, murmure
l’homme. Pressez-vous.
Silvère et
Lisbeth ne connaissent pas Silvus, mais ils supposent que c’est un chef de
guerre, un mercenaire peut-être, et ils n’ont guère envie de le rencontrer.
Aussi se mettent-ils à courir derrière l’homme qui file à plus grandes
enjambées, ses cloches soudain muettes, et dont le silence a un goût de cendres
comme le ciel.
— Nous sommes bientôt arrivés, dit l’homme. Au
prochain tournant.
En effet,
subitement la forêt cesse au pied d’une forteresse en ruines.
— Vous voilà chez nous, les Nourages. Entrez !
Ils franchissent
sans peine le mur éboulé de l’enceinte.
— Et maintenant, attendez.
L’homme
disparaît dans une tour à l’allure de donjon.
Lisbeth et
Silvère s’adossent aux pierres de la muraille. Ils regrettent de s’être
aventurés jusque-là. Mais s’ils s’enfuyaient, où iraient-ils ? D’ailleurs,
l’homme reparaît. Il n’est plus seul. Le personnage qui l’accompagne est aussi
surprenant que lui. Masqué d’une tête de taureau, il est enveloppé dans une
peau de mouton blanche.
— Es-tu sûr, Feubert, que le Chaos n’est pas en
eux ? mugit-il.
— Oui, Maître Boh. L’Éboulis n’a pas bougé d’un
caillou quand nous l’avons passé.
— Tout de même, sorcier. Peut-être vaudrait-il
mieux savoir d’où ils viennent et qui ils sont. Ils sont si curieusement
accoutrés…
Alors, Lisbeth
et Silvère racontent en bafouillant leur village de Lorraine ainsi que
l’ouragan qui les a emportés.
— Nous venons sans doute d’un autre temps,
concluent-ils, humblement.
— D’un autre temps… Je n’en suis pas certain,
Infants, reprend maître Boh. Même si le vent vous a apportés de loin. Car il
semble, d’après votre récit, y régner le même Chaos qu’ici…
Puis il
ajoute :
— Cependant, soyez les bienvenus !
Il les emmène
avec Feubert jusqu’à une cabane circulaire dont le toit a disparu.
— Voilà notre salle du conseil. Prenez-y place,
Infants.
Lisbeth et
Silvère s’installent sur un gradin, en se tassant l’un contre l’autre.
— Et permettez que je me purifie.
Au centre de
la pièce, il y a une roche évidée, remplie d’eau. Maître Boh y plonge
longuement les mains…
— Mais… Où est donc Philone ? demande-t-il
en relevant la tête.
— Ici, Maître Boh.
Une femme se
tient dans l’encadrement de la porte, habillée de noir, le masque grimaçant. À
son cou, pendent des cisailles. Elle tend un tissu mauve à Maître Boh pour
qu’il s’essuie. Puis elle ajoute :
— J’ai pris le temps de confectionner du
césonne. La réunion peut être longue…
Elle pose à
côté d’elle une corbeille remplie de tranches de liège si fines qu’elles en
sont transparentes.
— Aussi vaut-il mieux qu’elle commence sans
tarder, dit Maître Boh…
Et il se met
à parler.
— Nous ne sommes plus que trois, Infants. Comme
vous voyez. Les trois survivants des Nourages. Un grand peuple qui autrefois
bâtissait de hautes tours vers le soleil et savait y enfermer l’ombre… Nous
croyions avoir dompté le monde. Les plantes poussaient là où nous le voulions.
Les troupeaux paissaient là où nous le souhaitions. L’eau montait dans nos
puits là où nous le désirions. Nos légendes racontaient les exploits de nos
dieux et de nos héros qui avaient terrassé les dragons de la peur, de la faim
et du désordre.
Mais un
matin…
La voix de Maître
Boh se brise.
… Un matin,
le soleil s’est détaché du ciel comme une météorite et a frappé nos citadelles
qu’il a renversées d’un coup. Nous avons dû courir pour fuir ses rayons
meurtriers, plus pointus que des lances, jusqu’aux vieilles grottes
d’autrefois, et là, nous n’avons plus cessé de trembler. Dehors nous entendions
gronder des rochers monstrueux, s’entrechoquer des armées de granit, dans des
batailles sans merci. L’Âge des Pierres était de retour, et avec lui le règne
de Minh Errahl…
Nous avons
tout tenté pour résister au Chaos. Mais les danses de nos sorciers, qui
frappaient le sol à grand bruit pour en extirper le mal n’ont fait que l’alerter.
Et les cavernes où nous nous étions réfugiés n’ont plus cherché qu’à nous
engloutir. Elles ont refermé leurs gueules sur tous les Nourages… Sauf sur nous
trois, sortis en éclaireurs, par hasard…
Alors nous
avons regagné notre forteresse qui n’en était plus une… Et nous nous y sommes
cachés. Sans troupeaux, dont les os dispersés jonchaient la terre. Presque sans
eau, les pluies et les rivières s’étaient taries. Sans blé ni épeautre pour
nous nourrir, les champs avaient été dévastés. Nous avons appris à vivre de
peu, nous méfiant du moindre caillou qui crissait sous nos pieds… Mais décidés
à ramener nos alentours à l’ordre et à la raison quand le temps en serait venu.
Votre arrivée parmi nous est l’aubaine escomptée…
Maître Boh se
lève, solennel.
— À toi, Feubert, de les faire Nôtres.
Feubert sort
de sous sa peau de mouton noir deux masques blancs.
— Voilà, Infants, ce que vous devrez toujours
porter. Car ici, nul ne peut avancer à visage découvert. Derrière ces masques,
vous serez autres et pareils. Sans jamais rien montrer de vos pensées. Comme
les Pierres contre lesquelles nous allons lutter.
— Donne-leur les lassos maintenant, Philone, dit
Maître Boh.
Philone tire
de sa besace une longue corde qu’elle coupe en deux avec ses cisailles. Puis, à
chacun des morceaux, elle fait un nœud coulant, celui du pendu, dit-elle, le
meilleur. Il rend le lancer sans erreur.
— À présent, dit Maître Boh, mangeons ton
césonne. Et quand le ciel sera aussi à bout que nous, nous irons prendre du
repos dans la tour. Demain sera un nouveau jour plus rude que sa veille.