Extraits du troisième récit
LA MASLE BÊTE
Mal
est qui se mêle d’amours.
Recueil
de rébus.
1
Ah l’animal ! Il a
réussi à passer entre les mailles du filet ! Avant l’heure programmée du
lâcher. Malin comme le singe, son cousin ! Mâle aussi, évidemment. Stupide
et arrogant ! Il mène son branle, tout seul, dans les herbes, à la
recherche d’une issue. Mais la clairière est cernée. Il n’ira pas loin !
La femelle le regarde, résignée. À sa bêtise sans doute, ou à son sort
peut-être. Et elle attend. Sans s’agiter. Elle a du cran et de l’allure. Je
grogne un peu. Je m’émeus. Mais je dois rester là, tapi dans les broussailles.
Voilà ! C’est
fait ! Sans tambour ni trompette ! Sans cors ni cris ! Nos
chasses sont silencieuses. Nous n’avons pas besoin de charivari pour fondre sur
nos proies. Le fugitif est encerclé, remis dans le droit chemin qu’il prend à
contrecœur, en trébuchant. Sa terreur est un délice que je déguste. Un vrai
miel. Je m’en lèche les babines. On libère maintenant sa compagne, qui se
redresse, légère, dans le clair de lune. Et qui ne le rejoint pas, la mutine mâtine.
Elle va au contraire devant lui d’un bon pas. Oh, oh ! Pas trop de mépris,
sapiensette. Il est prévu que tu t’accordes avec lui…
Je m’éloigne. La réintroduction
de l’homme dans les zones déshumanisées est en cours.
2
Je suis un roi déchu.
Un dieu renversé. Il ne reste plus de moi dans le ciel que deux étoiles, fixes
sur l’horizon. Et que cette nuit comme toutes les nuits je contemple. J’ai posé
ma tête sur le rocher qui bouche l’entrée de ma caverne. J’y vis seul. Je ne
supporte pas mes congénères qui s’affairent à leur vie sauvage sans regret. Je
n’ai pas l’absurde capacité des humains à transmuter le réel en fariboles. Mais
j’aspire à retrouver mon statut d’autrefois. Celui d’un héros fondateur. Il me
faut croire en des lignées nouvelles, issues de moi, remplies de mes gènes, et
qui se répandront sur la planète pour la dominer. La Communauté du Vivant fait
erreur. Nous n’avons pas besoin de préserver la biodiversité. De repeupler ce
territoire et les autres de toutes les espèces. Sur l’arche de Noé, je n’aurais
emmené que moi ! Et quelques mammifères utiles à ma subsistance ou
capables de me rendre hommage. Pas de suzerain sans vassaux. Mais ces deux
ridicules phénomènes humains, débarqués contre leur gré cette nuit, vont servir
mes desseins… Je vais m’appuyer sur ceux que leur présence dérange…
Ils viennent d’une
métropole du nord… Là où ils se sont d’eux-mêmes relégués, exténués par les réchauffements
qu’ils ont provoqués. Dans un état de
conservation défavorable, selon l’expression de nos experts. Menacés à court
terme d’extinction. Ils n’ont cessé de migrer, d’immigrer, d’émigrer. De se
remplacer, de s’exterminer. Rabougris, haineux, la vindicte aux lèvres. Des
héros de clôture, qui n’ont plus su qu’élever des murs. Ils ont eu raison
d’eux-mêmes. Je m’en réjouis…
Certains disent que je
leur ressemble. Diaboliquement à leur image. Mais tellement plus grand,
tellement plus fort. Peu d’entre eux se risquent avec moi au corps à corps… ce
que devra cependant faire cette femelle…
Elle a dû à présent
découvrir son terrier cinq étoiles. Aménagé à l’humaine. Avec vue sur le lac
aux eaux qui dorment. Peut-être y repose-t-elle déjà sur un canapé ventru.
Épuisée par l’épreuve de sa capture. Je vais m’étendre moi aussi. Mais j’ai mes
rituels, mes hommages à rendre aux ancêtres. À leurs crânes nus et lisses aux
belles protubérances. Ce soir, je peux leur assurer que la revanche est proche.
Et que plus jamais nous ne danserons sur les places, muselés et enchaînés sous
les coups de bâton d’un montreur pouilleux…
3
Adam et Eve. Pyrrha et
Deucalion. Ou tout bêtement Pierre et Paule. Comme on veut. Ridicules
épouvantails de la nature. Nuisibles à tous et à eux-mêmes. Ils se débattent.
Au pied d’un vieux pommier survivant d’un verger. L’arbre maudit qu’ils ont rendu
encore plus maléfique avec leurs produits délétères. Je leur déconseille de
goûter à son fruit défendu. Pauvres bestiaux désemparés ! Pour se nourrir,
ils vont en venir aux extrêmes. Inévitablement. Redevenir les prédateurs suprêmes.
Ce qu’il sème ne leur suffira pas. Et la colère de leur environnement va
monter. Je la stimule d’ailleurs…
Ils ont été
déconnectés. Ils sont ici sans réseaux. Ni sociaux ni de soutien, psychologique
ou autre. Plus d’écran entre eux et la réalité qui les effraie, incapables qu’ils
sont maintenant de la tenir à distance. Je m’amuse de leurs tâtonnements. Ils
tentent une pêche dans le lac avec les cannes qu’on leur a laissées. Mais les
poissons se méfient. Ils ont été prévenus et savent quels fils à retordre ils
peuvent leur donner. J’en attraperai un ou deux tout à l’heure, sans mal. Et je
les abandonnerai dans l’herbe… Ils doivent manger…
La femelle est très
attrayante. Le mâle court sans cesse après elle. Il lui répète sans doute qu’à
deux il est plus facile de faire face à l’adversité, mais elle le repousse
toujours. Ils ne sont pas encore près de se reproduire.
Je brosse mon poil que
je fais luire. Il faut que sous le clair de lune il brille d’un éclat brun.
Aucun fauve ne me vaut. Personne ne résiste jamais à mon étreinte… Elle
l’apprendra.
4
Ils sont passés sans
honte à l’acte de chair. Au sourire suffisant que le mâle affiche, je n’en ai aucun
doute… Il la regarde se mirer dans le lac, la tête penchée, sûre d’elle.
Peut-être est-elle déjà pleine de ses œuvres. Un contretemps. Sans tarder, je
vais devoir éliminer ce gêneur aux gènes trop intrusifs. Je n’aurai pas de mal
à convaincre ceux qui s’affligent de sa présence de la nécessité de le
supprimer. Il vient bien à point de tordre le coup à quelques oiseaux de
passage et lance au hasard des flèches meurtrières, à l’aide d’un arc rudimentaire
certes, mais qui vont finir par atteindre leur but. Quelques ailes tachées de
sang suffiront à les émouvoir, même si beaucoup d’entre eux tuent à tire
larigot, eux aussi. Sans pitié pour les autres espèces, toujours nuisibles,
évidemment. Tout est question de point de vue.
Je leur proposerai une
battue d’effarouchement. Pour éloigner de nos territoires ces intrus d’un autre
âge. En espérant un accident de chasse mortel que je favoriserai bien entendu,
et dont la seule victime sera le mâle. La Communauté du Vivant nous réprouvera.
Promulguera de nouvelles lois, ineptes. Vociférera son indignation. Certains
d’entre nous seront condamnés. Mais à si peu. Et peu m’importe. Je serai enfin
débarrassé de ce ridicule rival à la peau lisse qui se pavane, en rut. Et
fabrique des couronnes de boutons d’or…
5
Nous sommes aux aguets
près de leur gîte. Ils ne vont pas tarder à en sortir. Hier, ils ont mis à mort
un porc sauvage qui résistait à leurs tentatives de domestication. Ils l’ont
mangé dehors, sur leur terrasse, coupé en tranches et cuit sur leur barbecue.
Une provocation qui a indigné au plus haut point les membres du CARH, le Comité
Anti-réintroduction de l’Homme, dont je suis un ardent militant. La battue a
été décidée pour aujourd’hui sans que j’aie eu à la proposer ! Mais la
colère est si grande que je crains pour la vie de la femelle. Il va falloir que
je détourne d’elle griffes et mâchoires.
Les stores se
soulèvent. C’est elle derrière la fenêtre. Elle regarde vers le lac où le ciel
s’est réfugié ce matin, groggy. Aussitôt, nous grondons, tassés dans les
buissons. Elle recule, disparaît dans l’ombre. Elle a senti notre hostilité
assassine. Quelques instants plus tard, venus de leur atelier, des bruits de
scie et de perceuse nous fouaillent les oreilles. Vers midi, alors que notre impatience
d’en découdre est à son comble, le mâle sort, enfin, muni d’une solide arbalète.
La femelle le suit, avec un carquois rempli. Toujours soubrette. Mes compagnons
s’éloignent en silence, pour se mettre hors de portée des carreaux dont la
pointe leur paraît trop acérée. Leur détermination à se débarrasser des homo
sapiens faiblit. La terre a trop longtemps appartenu de droit humain à ces
singes nus du règne Animalia. Ils ont pris l’ancestrale habitude de courber
l’échine devant eux. La queue basse, ils sont près de la débandade. Il ne reste
plus que trois ou quatre masles bêtes comme moi pour vouloir attaquer.
À la première flèche tirée, je les laisse sortir
des fourrés et courir vers la maison. Mais le sanglier, parti le premier,
s’effondre, frappé à mort. Après un instant de sidération, les ardeurs belliqueuses
de tous, même des plus poltrons, se réveillent. Justice est réclamée. C’est la
curée. La clôture en bois est renversée. Les humains, terrifiés par notre meute
hurlante assoiffée de leur sang de primates, tentent de gagner la clairière. Sortant
de mon retrait stratégique, je me précipite à mon tour, écarte de ma patte
gauche ceux qui veulent poursuivre la femelle, et abandonne le mâle aux gueules
dévorantes. Son dépeçage me fascine, j’y participerais bien. Mais je dois
emporter ma proie évanouie dans ma caverne, avant qu’elle ne me soit réclamée.
Je file…