Voici les deux premiers chapitres :
1
Léon Lambert vit bien mal le jour. Pour deux raisons. Il faisait nuit quand il quitta l’utérus maternel, et il fut expulsé au fond d’une cave obscure où s’étaient réfugiés les passants de la rue Carnot. Dans le bruit des bombes, son premier cri ne fut entendu de personne. Il dut le répéter pour rassurer son entourage.
Mauvaise entrée en matière.
D’autant qu’ensuite, il fut perdu. Sa mère l’égara dans le tram qui les ramenait à la maison. Sanguinolente et somnolente, elle ramassa par erreur un vieux cabas et laissa sur le siège en bois le sac qui contenait Léon.
Suite détestable, on ne peut qu’en convenir.
Mais aux possibles considérables qui malgré tout se limitèrent vite.
En effet, parvenu au terminus, le conducteur du tram s’avisa de l’oubli d’un sac. Il jeta un coup d’œil à son contenu et s’horrifia ! Un enfant était là tout gisant. Un nouveau-né dans un linge sanglant. Ses hurlements ameutèrent. Que faire ? La mère n’était peut-être pas loin. On courut dans les rues, d’arrêt de tram en arrêt de tram. Quand on aperçut une femme éperdue. Elle tremblait et tendait ses mains haut vers le ciel, très bas de plafond ce jour-là. Est-ce à vous, Madame, que ce petit ?
Elle ne l’avait pas encore bien vu, la cave était très sombre, et dans le tram, elle s’était avachie, l’esprit las, mais elle reconnut son sac. Gaétan, s’écria-t-elle ! Puis se ravisant. Ou plutôt Léon. Je verrai ça à la maison. Il me semble que c’est un garçon ! On vérifia. Tout était bon. On remit Léon à sa mère qu’on congratula.
Je suis fille des rues, avoua-t-elle en saisissant les anses. Mais vos félicitations me vont droit au cœur. Je vous jure de bien l’éduquer. Même sans pères, car il y en a eu plusieurs.
On l’abandonna sur le champ. Que cette créature se débrouille avec son marmot ! Si on avait su, on n’aurait pas fait tout ce tintouin. On aurait collé le panier percé aux objets trouvés.
Louise soupira : elle en avait connu d’autres. Elle rentra tête baissée dans un vieil immeuble et monta l’escalier en soufflant. Ce bébé était bien lourd, déjà un poids pour elle. Combien pèserait-il donc dans sa vie à venir ? Elle faillit le lâcher et le laisser dégringoler les marches. Puis se ressaisit. Elle ne l’aimait pas encore, vrai, mais il était de sa chair et de son sang, bien qu’aussi de la chair et du sang d’un autre. Et il avait résisté à toutes ses tentatives d’avortement comme un grand. Cela forçait le respect. Elle l’élèverait donc, tout en sachant qu’aucune erreur n’était sans raison, et qu’elle avait sans doute voulu se débarrasser de lui une dernière fois dans le tram. Un acte manqué, avait-elle lu quelque part. Car elle ne manquait pas de culture. Ni de cul bien évidemment. Il faut bien vivre.
Elle fouilla longuement dans sa poche pour retrouver ses clés. Elle se sentait très fatiguée et c’est sans force qu’elle ouvrit la porte. Elle posa vite Léon sur le lit de la Vieille, qui sentait toujours son odeur de moisi. Tant pis. L’enfant devrait s’y faire. Pas de berceau, pas de couffin. Rien. Que ce matelas gris où elle avait rangé sa grand-mère en fin de vie. Une fin qu’elle avait dû abréger par étouffement sous oreiller. La Vieille pissait au lit et ses borborygmes infâmes gênait les conciliabules qu’elle menait avec ses visiteurs d’un soir. Ainsi d’ailleurs, elle avait payé ses brimades et les horribles coups sur les doigts qu’elle lui donnait avec une aiguille à tricoter pour lui apprendre à mieux compter les mailles. Je t’ai recueillie, ma fille, parce que c’était mon devoir ! Ton père était mon fils indigne, un godelureau qui se prenait pour un ténor et qui est allé chanter ailleurs sans toi, sous des cieux d’opéra ! Si tu veux gagner ta pitance, apprends ! Les points d’ourlet, de bâti, de devant et d’arrière. Et quand tu seras bonne couturière, tu pourras repriser les bas des autres. En attendant, reste assise sur ton tabouret. Louise jeta donc un regard oblique à Léon. De quoi se vengerait-il plus tard ? Pour le moment elle avait sur lui droit de vie et de mort. Il brailla. Elle le prit dans ses bras. Il était chaud et mou. Elle lui donna le sein et ressentit un plaisir subtil. Allait-elle s’attacher ? Dans un coin, le fantôme de la Vieille ricanait. Dans la famille, ma cocotte, on a de mère en fille un cœur de pierre.
Louise pleura.
2
Pas longtemps. Ses larmes se tarirent aussi vite que ses seins. Et elle ne résista pas à la fièvre puerpérale qui l’emporta sans un dernier mot. Léon dormait quand elle tomba sur le parquet. Sans doute rêvait-il. Sous ses paupières, ses yeux bougeaient. À son réveil, il eut faim. Ses cris de désespoir alertèrent sa voisine de palier. La mère Michel, une matrone, patronne de l’épicerie d’en bas. Elle frappa à la porte, puis la força. Elle poussa de grands cris. Plus forts encore que ceux de Léon, qui, vaincu, s’arrêta de hurler. Comme elle, quelques instants après. Car elle venait de réfléchir. Malgré ses prières, le Seigneur ne lui avait jamais accordé d’enfant. Se pourrait-il qu’Il ait voulu, dans sa grande clémence, lui accorder celui-ci ? Il avait dû comprendre que son chat ne lui suffisait pas. Elle se saisit donc de Léon et le rapta sans façon. Puis appela au secours. Une jeune femme à la mort naturelle ! Qu’on vienne ! On accourut. On enquêta à peine. Cette gredine n’en valait pas la peine. D’ailleurs il se pouvait qu’elle fût juive. On enleva le corps. On nettoya la pièce. Quelle odeur ! On mit de nouveau en location.
Une fois seule dans son repaire, La Mère Michel fondit en larmes de tendresse. Ce petit était beau. Il lui tendait ses menottes avec grâce, et avec le bon lait qu’elle vendait dans son commerce, elle le nourrit au biberon. Il profitait, grossissait, grandissait. Elle le sortait maintenant sans crainte dans un landau. Elle avait lu suffisamment de romans pour savoir comment berner les curieux. Elle le présenta comme un sien neveu orphelin de guerre. On se moquait d’où il venait. Elle n’eut donc pas à en dire davantage. Elle lui fit faire de faux papiers à son nom de Sevrac par un imprimeur qui ne paya plus son beurre en tickets de rationnement. Et dès qu’il fut en âge, Léon l’appela Tata.
À l’école, il se distingua.
Par son appétit de savoir. Il volait les livres de la maîtresse comme ceux de la bibliothèque et les revendait sous le manteau, seulement après les avoir lus.
Par son goût du chahut. Né dans le bruit et la fureur, il ne pouvait vivre que dans le charivari.
Sa tante fut souvent convoquée avant de se voir prier de le reprendre pour en faire ce qu’elle pouvait.
Elle ne l’admonesta pas. Comment lui en vouloir. Il la cajolait avec habileté et elle ne se lassait pas de ses mines. Elle le plaça dans un établissement privé. L’institut Saint-Sympho-rien. Il n’y rencontra aucun prêtre criminel, et ne se vit qu’une fois effleurer les fesses par un séminariste mystique. Pas de mauvais larron pour lui. Cependant son comportement de fripon ne changea pas. Il avouait ses méfaits en confession sachant qu’ils seraient conservés secrets. Les religions se sont toujours jugées au-dessus des lois de la République. Il savait donc que l’absolution lui serait donnée sans difficulté urbi et orbi. Mais jamais il ne deviendrait Léon prêtre.
Un jour, un homme fatigué le héla de l’autre côté des grilles. Il semblait encore porter le pyjama rayé des camps sur son exosquelette. Il avait fait des recherches. Et d’après son enquête, Léon était le fils d’une femme qu’il avait trop aimée. Morte en couches ou presque. Je m’appelle Étienne Bréhier, lui dit-il. Je vais crocheter cette porte et tu vas t’évader avec moi. Il me faut un souvenir d’elle, si tu permets... D’autant que tu lui ressembles tant... Les surveillants accoururent trop tard. Léon, ravi de son aubaine, fuyait déjà avec Étienne dans des rues dépeuplées. On voulut prévenir la police, mais la mère Michel refusa. Elle ne pouvait risquer trop d’investigation. Elle assura mordicus que l’enfant était reparti avec son père. Un fieffé coquin, le jeune mari de sa sœur. Il n’avait jamais eu de bonnes manières et sa façon de reprendre l’enfant laissait à désirer. Mais il était dans son droit. On la crut d’autant plus facilement qu’on était satisfait de voir disparaître le garçon.
Rentrée chez elle, Tata Michel se sentit percluse de douleurs. Elle avait perdu beaucoup plus que son chat. Elle décida de se laisser dépérir.