Il était une fois une petite fille,

Il était une fois une petite fille, qui ne se demandait pas ce qu’elle deviendrait car elle n’en avait rien à faire. Pourtant elle faisait, et dévidait sa vie sur un vieux rouet.

Petit à petit, en ne lâchant pas le monde de ses yeux verts.

Et petit petit était son monde.

Quoiqu’il prît le large assez facilement et sans crier gare par les champs et les bois, mais il suffisait de bien le tenir en lisière pour qu’il n’échappât pas complètement au regard.

Le monde avait la taille d’une cour d’école, d’une entrée de mairie et d’une rue en pente qui dévalait jusqu’à une fontaine…

Un monde plein de chemins, de sentiers et de bois et de ronces et de lilas aux branches de cerisiers, de masures dérisoires, de barrières qui s’affaissent, de murets où court peut-être encore du lierre, va savoir !

Et va savoir, maintenant qu’il a grandi, pourquoi elle s’est mise à écrire…

Premiers chapitres de La Grande Buée


1.

La créature, qui s’était redressée, allait bon train et ne se retournait pas. Elle portait une robe informe sur des formes informes. Sur sa nuque, quelques mèches sales se dressaient, hirsutes et raides comme des brins de paille. Elle ne sentait pas bon.
Elle s’arrêta brusquement.
—   Excuse-moi, mais je vais vite ! J’aime, mon petit Simon, quand les histoires vont à grandes enjambées. Inutile de perdre du terrain. Ça va aller ?
De face, la créature était plus féminine que de dos.
—   Bien sûr, Madame.
—   Je te dirais bien qu’il ne faut pas m’appeler Madame, c’est-ce qui se fait en général, mais bon, Madame, ça me changera un peu des appellations dont on m’affuble. De toute façon, j’ai un nom. Tu le sauras bien assez tôt.
La créature fit volte-face et reprit sa marche. Simon s’essouffla un peu.
Ils étaient dans une campagne déserte, pas même habillée de vert. Tout était de la terre ou de la boue selon les endroits. Les arbres étaient déguenillés. Des lambeaux de feuilles en pendaient qui n’avaient plus de couleur. Le ciel ne laissait passer aucun nuage. C’était un peu triste, mais Simon s’en accommodait fort bien.
—   On va là-bas.
La créature féminine montra du doigt un point lointain dans le paysage, dont Simon ne parvint pas à savoir ce qu’il représentait. Un village, un château ? C’était un peu rouge, un peu gris aussi, et ça s’élançait difficilement dans le ciel.
—   Ce qui paraît incertain est souvent certain, dit la féminine créature, en hochant la tête.
Simon ne chercha pas à comprendre. Dans ce genre d’aventure, il suffit d’être bien guidé. Et son guide était alerte.
Si alerte que ça en devenait gênant. Le souffle court de Simon commençait à raser le sol. Pour rien. Le point restait lointain et indéfinissable.
—   Une entrée en matière un peu longuette mais qui revigore nos jambes et lave nos esprits, cria la FC.
Simon n’avait plus assez de capacité respiratoire pour parler de féminine créature.
La FC s’arrêta de nouveau.
—   Je te propose une pause… Je sens que tu ahanes un peu, et j’ai pitié de ton jeune âge.
Simon se laissa tomber sur le chemin. La FC se campa devant lui et mit deux poings impressionnants sur des hanches qui l’étaient autant.
—   Eh bien mon jeune ami, on est un peu rabougri des gambettes !
Elle s’assit à son tour, en écartant les pans de sa large robe.
—   Profitons-en pour parler.
Je m’appelle, bon, tant pis si je le dis maintenant, La Mauvaise. Et pas la FC ou je ne sais trop quoi. C’est un nom difficile à porter, je le reconnais. Je pourrais te dire qu’il me vient de mes parents, ou qu’il est le nom du lieu où j’habite, mais ce serait te mentir. Je le tiens de mes propres vilenies et de mon mauvais caractère. Mon amie Filasse, qui ne manque pas de culture et qui a toujours dans sa poche un dictionnaire, m’a dit que mauvais venait du latin malifatius, qui a un mauvais sort. Et c’est mon excuse, mon sort n’a pas été toujours rose. Mais ce n’est pas le moment d’en parler.
Toi, c’est Simon. Tout se sait par ici, méfie-toi ! Tu as bien fricoté avec le Grand Repenti, paraît-il, mais bon, ce serait plutôt une recommandation pour moi. D’ailleurs, ça me ferait plaisir que tu me racontes tout ça. Mais ce n’est pas le moment, comme j’aime à dire, tu l’auras remarqué. Notre histoire sinon, Simon, va avoir du retard à l’allumage, et moi, j’aime bien quand ça cavale.
Simon la regardait, ce qui n’était pas agréable à faire, mais il se forçait. Pas suffisamment cependant pour tenter une description.
—   On va où ?
—   Évitons les détours, et soyons francs. Là-bas.
Et elle montra encore une fois le point qui n’avait pas bougé de place.
—   Et qu’est-ce que c’est ?
—   Eh, mon gars, sois patient. Aller vite, ça ne veut pas dire aller trop vite. Surtout que tu m’en sembles bien incapable !
Elle tapota les plis de sa robe et bailla un grand coup.
—   C’est plus fort que moi. Dès qu’on s’arrête, je m’ennuie.
—   On peut repartir, si vous voulez, dit Simon.
La Mauvaise se leva d’un bond.
—   Alors on y va !
Simon eut bien du mal à se dresser sur ses jambes et il n’était pas encore franchement déplié que la FC, c’était plus rapide, avait déjà parcouru plusieurs mètres.
Il ne la rejoignit pas en courant. Il s’abstint même de la rejoindre. Il se contenta de la suivre de loin, avec la crainte qu’elle ne devînt aussi lointaine que le point.
Ils franchirent plusieurs ruisseaux aux eaux maigres et aux rives décharnées, qui n’avaient pas besoin de gué pour être franchis, c’était déjà ça.
Simon n’avait plus d’espoir que dans la nuit dont il guettait les premiers signes. Mais le ciel qui coulait vers le sol en se retenant comme il le pouvait aux buissons du chemin, ne manifestait pas la moindre intention de s’obscurcir. Un caillou vint à son secours.
—   Aïe !
La Mauvaise venait de trébucher et de s’étaler de tout son long, de tout son large aussi, et peut-être même surtout.
Cette fois Simon courut. Il l’aida à se redresser. Elle resta un moment sur son volumineux séant comme étourdie.
—   Tu vois ! Je te l’avais dit. C’est mon mauvais sort, qui s’acharne toujours. Je distingue tout à mille coudées et je n’ai pas vu sous mon nez, ce ridicule petit caillou de rien du tout.
Elle le prit dans sa main et le jeta par-dessus bord.
Puis elle souleva le bas de sa robe. Simon voulait écarter ses yeux de l’endroit qui se dévoilait à lui, mais il n’en eut pas le temps.
—   Regarde ! Je saigne.
Sur l’énorme genou, dont la graisse tremblait, il y avait la légère trace d’une écorchure, pas vraiment plus rouge que le point lointain.
La Mauvaise gémissait doucement. Elle semblait prête à pleurer.
—   Vous avez mal ?, demanda fort à propos Simon.
—   Pardi que j’ai mal ! Je ne peux plus bouger.
La Mauvaise tentait de remuer son articulation avec précaution.
Simon s’assit. Enfin un peu de repos.
—   Nous ne pouvons pas rester là, dit La Mauvaise en reniflant. Il va peut-être bientôt y avoir une nuit, et quand il y a une nuit, les … sortent.
—   Les quoi ?
—   Je viens de te le dire ! Et ce n’est pas toi qui va me porter !
—   Vous ne pouvez pas vous rapetisser ? Ça se fait beaucoup. D’ailleurs le Grand Repenti…
—   Eh bien ici, ça ne se fait pas ! On est-ce qu’on est. Un point, c’est tout !
—   Dommage, dit Simon.
—   Comment ça dommage ! Et l’honnêteté, qu’est-ce que t’en fais ? J’ai l’impression qu’on t’a mal élevé dans ton histoire précédente. Mais ce n’est pas le moment de philosopher. Le ciel a mauvaise mine. J’ai bien peur qu’il nous joue un coup tordu.
Effectivement, le ciel n’avait plus le teint aussi clair. Il semblait se remplir de suie.
La Mauvaise serra les dents et, à grands cris, parvint à se mettre debout. Elle vacilla, prit appui sur Simon qui crut qu’il allait rentrer sous terre, et affirma enfin sa position.
—   On ne change pas de taille ici, mais j’ai l’impression qu’on prend du poids. Vous grossissez à vue d’œil, La Mauvaise.
—   Ça m’étonnerait freluquet ! Ta vue ne vaut pas tripette !
Les mâchoires crispées, elle fit un pas puis un autre.
—   Il va bien falloir que je marche. Si une nuit tombe bientôt, il ne faudrait pas la prendre sur le coin de la figure. Surtout avec ces fichus … .
Simon regarda avec inquiétude les alentours qui rétrécissaient. Il ne distinguait plus le point lointain, ni les lointains en général. Il se mit à guetter les bruits.
—   Les … sont silencieux, mon pauvre enfant. C’est là le problème.
La Mauvaise empoigna Simon.
—   Ne tergiversons pas, il faut changer notre plan de campagne. Tu vas grimper sur mes épaules et je vais filer. La peur des … va me donner des ailes.
Dès que l’ascension de Simon fut terminée, elle prit ses jambes à son cou.
Une nuit venait de surgir à l’est et gagnait peu à peu tous les points cardinaux. Simon n’y voyait goutte. Il se demandait comment La Mauvaise faisait pour se diriger.
—   À l’odeur, je me dirige à l’odeur. Sens ! On approche.
Mais elle ajouta aussitôt :
—   Misère ! On n’entend plus rien !
Simon tendit l’oreille le plus qu’il put, mais même le bruit des galoches de La Mauvaise avait disparu.
Un froid bizarre se mit à tourner autour de son visage.
—   Les … sont là. L’histoire n’aura pas été bien longue, mon pauvre Simon…
—   Halte là, chenapans ! Déguerpissez, foutriquets, flocons de l’enfer, larves de neige, suppôts du gel ! Je vais vous tailler en pièces, si vous pénétrez sur mes terres !
Les tourbillons glacés cessèrent. La Mauvaise fit chuter Simon d’un coup de rein.
—   Aldebert ! Quelle bonne rencontre !
—   Qu’est-ce que tu fais ici à une heure pareille, un jour de nuit, La Mauvaise ? Si je n’avais pas été là, qui aurait su, dis-moi, à la prochaine aube, que le givre sur nos herbes, c’était toi ?
—   Personne mon bon Aldebert, personne, et je t’en sais gré.
Simon tenta de voir ce que la torche, qu’Aldebert venait d’allumer, éclairait. Il n’aperçut qu’une masse rougeâtre percée de deux petits yeux perçants.
—   Et ça ? Qu’est-ce que c’est ?
Les petits yeux perçaient Simon, à nuit plus qu’à jour.
—   C’est Simon. Le petit du Grand Repenti. Tu te rappelles ?
Aldebert fit la moue.
—   Ouais… Je ne suis pas sûr qu’il vaille la peine. C’est maigre, c’est haut comme ma botte, et c’est bien pâle.
—   Il a eu froid ! Une fois réchauffé, il aura une autre allure !
—   Espérons-le !
Aldebert tendit sa main à La Mauvaise qui la prit.
—   Rentrons.
Simon rentra à leur suite. Il pensa qu’ils avaient enfin atteint le point.



2.

Le Point.
C’était bien le nom de l’endroit où Simon venait de se réveiller, courbaturé. Il était allongé sur une paillasse qui le laissait sans protection contre la dureté du châlit. Il venait de vérifier le sens de ce dernier mot dans le dictionnaire sans doute abandonné par Filasse au pied du lit. Il évita de s’étirer : tout craquait, ses os et le bois, et il se leva. Derrière le rideau de toile qui cachait la lucarne, il aperçut la nuit, épaisse, ramassée sur les toits, collée aux cheminées. Pourtant, à sa montre, c’était le matin.
Il quitta la petite pièce qui lui avait servi de chambre et descendit un escalier à claire voie. En bas, La Mauvaise dormait encore, affalée sur une chaise dont elle débordait de partout. Le feu brûlait à peine. Il ouvrit la porte. Il y avait dehors la même odeur de cendres que dedans.
—   Ferme la porte, malheureux ! Tu veux donc faire rentrer la nuit ?
Simon claqua la porte.
—   Il est temps qu’on t’affranchisse ! Sinon, Simon, tu vas nous causer des ennuis. Déjà qu’Aldebert ne t’a pas à la bonne !
La Mauvaise alluma deux bougies qu’elle plaça sur la table de bois bien équarri. Simon s’assit par terre sur un tapis élimé qui traînait là.
—   Dans ton pays, les nuits débarquent à heure fixe en respectant le calendrier. En tout cas, c’est-ce qu’on m’a dit. Mais ici, c’est autre chose…
Elle n’eut pas le temps de poursuivre.
La fenêtre s’entrouvrit, un long fil noir l’enjamba, puis la referma.
—   Quelle nuit, Ma Mauvaise. J’ai cru qu’elle allait me gober toute crue !
Le long fil retira avec précaution le manteau qu’il portait.
—   Donne, Filasse !
La Mauvaise se mit à peler le manteau. Les lambeaux de nuit qu’elle en détachait tombaient à terre dans un bruit de papier froissé. Filasse les ramassait au fur et à mesure et quand la Mauvaise eut fini, elle les roula et les jeta par la chatière. Sur le sol, il restait une petite couche de cendres qu’elles balayèrent rapidement de leurs mains jusqu’à la cheminée, avant qu’elles ne se condensent en nuages. Le feu s’éteignit, mais reprit très vite. La Mauvaise y jeta quelques bûches.
—   Tu es vraiment folle, Filasse ! Et quel exemple pour le petit !
—   J’ai perdu mon dico. Il n’est pas chez toi ?
—   Si Madame, il est là-haut, au pied du lit.
—   Ah ! Je me disais bien aussi ! Tu peux aller me le chercher, Enfant ?
—   C’est Simon !
—   Celui du… ?
—   Oui !
Filasse approcha son grand nez de Simon.
—   Il n’a rien d’extraordinaire.
—   C’est souvent comme ça, tu sais.
Simon ne voulut pas se vexer, mais il commençait, malgré toute sa bonne volonté, à trouver fort désobligeantes les opinions qu’on ne se gênait pas de donner sur lui, devant lui, comme s’il n’existait pas. Il monta tout de même et rapporta le dictionnaire. Filasse s’en empara précipitamment. Elle se mit à en tourner les pages avec frénésie.
—   Ah ! Voilà ! J’en étais sûre ! Falot ne voulait pas me croire ! Il se désole parce qu’avec ce nom tristounet, il est condamné aux rôles secondaires. Mais je lui ai dit qu’il y avait sûrement moyen d’échapper à son sort avec l’étymologie. Eh bien, j’avais raison ! Tu vois là, Ma Mauvaise, c’est écrit, Falot vient de l’anglais fellow, le compagnon, le joyeux drille, le boute en train !!!
Sa Mauvaise soupira.
—   Vraiment, Filasse, tu me renverses ! Nous n’avons presque jamais vu une nuit pareille et tu ne penses qu’à lorgner sur ton dictionnaire !
—   Tu as raison, Ma Mauvaise. Je me demande, d’ailleurs, si le mot nuit n’a pas un sens caché, un sens obscur… Ce qui serait logique, non ?
La Mauvaise lui arracha le dictionnaire des mains et menaça de le jeter dans la cheminée. Filasse poussa des cris stridents aussi aigus qu’elle était mince.
—   Arrête ! Criminelle ! Assassine ! Meurtrière ! Tueuse ! Dicocide !
—   On va peut-être enfin pouvoir parler sérieusement, maintenant !, dit La Mauvaise en reposant le dictionnaire sur la table.
Filasse se jeta sur lui et l’enfouit dans l’une de ses poches. Son visage s’était sensiblement renfrogné.
—   Nous ne pouvons pas rester comme ça, plongés dans la nuit jusqu’au cou, à attendre sans rien faire qu’elle veuille bien déguerpir.
Filasse ne répondit pas. Elle regardait ses pieds démesurément longs. Simon tenta pourtant de leur attribuer une taille. Il hésitait entre le cinquante et le soixante.
—   Surtout qu’il y a La Grande Buée à préparer !
—   La Grande Buée, qu’est-ce que c’est ? demanda Simon.
Filasse releva la tête.
—   Eh bien, Enfant, le mot buée, …
—   … sera expliqué une autre fois !
La Mauvaise venait de taper du poing sur la table.
Filasse fulmina.
—   Je te prierai, La Mauvaise, de ne pas me couper la parole de façon si brutale, et de ne pas m’empêcher de déverser les lumières du savoir sur qui me demande de l’éclairer. Sinon, j’ouvre toute grande cette porte et je laisse entrer à pleins flots des ténèbres qui seront pires encore que ceux de l’ignorance !
La maison se mit à trembler.
—   Dieux du ciel, qu’est-ce qui se passe ?
Filasse trembla elle aussi.
—   De tout mon corps, même, je ne cherche pas à le nier !
—   Suffit !
La Mauvaise s’était levée. Elle palpa les quatre murs de la pièce, puis monta pour inspecter le toit. Elle redescendit l’air soucieux. Simon commençait à regretter de l’avoir suivie. Il pensait avec détresse qu’il pourrait être assis sur la banquette arrière de la voiture de ses parents en ce moment.
—   Les murs sont solides. Le toit tient bon. Mais ils ne supporteront pas une nouvelle poussée de nuit.
Filasse se recroquevilla sur sa chaise. Simon espéra la venue d’un ver de terre, mais rien n’apparut entre les lames du parquet.
—   Ici, dit La Mauvaise, nous avons l’habitude de nous débrouiller tout seuls. Pas d’aides, pas d’adjuvants-chefs ou sous-chefs pour nous montrer le chemin, rien !
—   C’est parfois bien dommage, murmura Filasse. Qu’allons-nous faire ?
—   Prendre en main notre destin, Filasse, tout simplement.
—   Et comment ?
—   Réfléchis un peu, filiforme bougresse. Il faut chasser la nuit, et tout de suite, avant qu’elle ne nous engloutisse !
—   Et comment ?
—   Et comment ? Et comment ?… Avec force et courage, bien entendu !
—   Si c’est tout ce que tu as à proposer !
—   Il y a un petit problème, dit Simon d’une petite voix.
—   Il y en a même un gros !
—   Je veux dire pour moi ! Je ne devrais pas être mêlé à vos ennuis. Vous auriez dû simplement me les raconter. Moi, mon rôle, c’est d’écouter.
—   Oh, le fieffé petit lâche ! Il vient là pour se rincer l’œil et l’oreille, et nous regarder nous dépatouiller sans rien faire ! Mais ici, Simon, on est solidaire, on se serre les coudes, on participe !
—   Le Grand Repenti n’aimait pas trop quand je me mêlais de son histoire. Il ne m’y emmenait que de temps en temps !
—   Eh bien ici, dans l’histoire, tu es obligé d’y barboter, et d’y couler s’il le faut.
—   Je vais en référer au G.N.S.
—   Qui c’est celui-là, dit La Mauvaise, d’un air rogue.
Mais Filasse prit un air entendu.
—   C’est celui qui tire nos ficelles, le Grand Narrateur Suprême.
—   Eh bien, je ne le félicite pas, cet énergumène, avec son titre ronflant ! Il nous a lâchés dès de début ! Il ne va pas être facile de démarrer, maintenant ! Nous envoyer une nuit comme celle-là, l’histoire à peine commencée, avec un gamin à charge, ça laisse rêveur sur ses capacités.
—   Parle plus bas, La Mauvaise ! Il pourrait s’énerver et nous lâcher les Chiens de la nuit.
—   Il ne manquerait plus que Ceux-là !
Dans le lointain ou dans le proche, ils furent incapables de le dire, ils entendirent un aboiement.
—   C’est la bête d’Aldebert.
—   Sangsue ? Il n’aboie pas comme ça.
—   C’est peut-être le chien de Disert ?
—   C’est vrai que ça lui ressemble, mais j’ai bien peur que ce ne soit pas lui…
Filasse et La Mauvaise se turent.
On aboya encore.
—   Ouvrez-moi ! Ouvrez-moi vite ! Vite !
Filasse et La Mauvaise se regardèrent, hésitantes.
—   Au secours !
—   C’est Falot !
—   Oui, mais on ne peut pas lui ouvrir !…, dit Filasse. C’est trop dangereux !
Simon courut vers la porte.
—   Il faut la barricader !
—   Pousse-toi, lâche lâcheur !
La Mauvaise entrouvrit la porte et tira dans la pièce une sorte de feuille de papier ensanglantée. Elle eut le temps de refermer avant que trop de nuit ne pénétrât à l’intérieur. Mais sa main était toute noire et elle se précipita au-dessus du feu pour la secouer.
—   J’ai mal, Filasse ! Vite le baume !
Filasse prit une bouteille dans l’armoire, et la versa presque en entier sur la main de La Mauvaise qui parut aussitôt grandement soulagée.
La feuille de papier gémit.
—   Falot ! Mon pauvre Falot ! Attends, j’arrive !
Filasse prit précautionneusement Falot par un coin et le posa sur la table.
—   Qu’est-ce qui t’est donc arrivé ?
—   C’est les Chiens ! Ils ont surgi brusquement et se sont jetés sur moi. Je ne sais pas comment ils ont fait pour m’apercevoir. J’étais déjà couvert de nuit. Dans un sens, ils m’ont sauvé la vie.
—   Tu es bien déchiré, tout de même !
—   Ce n’est rien. Je vais pouvoir me reconstituer.
Falot se contorsionna et reprit vite de l’épaisseur. Il restait bien insignifiant malgré tout.
—   Oh ! Ce n’est pas la peine de le répéter ! Je le sais bien !
Filasse hocha la tête.
—   Finis, Falot, les regrets ! Le nom que tu portes maintenant a plus d’un sens !
Falot parut très satisfait des explications de Filasse. Il se rengorgea un peu et afficha un sourire de drille joyeux sur son visage.
Il pète plus haut que son c…, pensa Simon, en utilisant l’expression que sa grand-mère aimait tant !  Et  ça ne l’arrange pas. 
—   Pas du tout, jeune impoli, je pète plutôt le feu, maintenant ! Regarde !
Falot se mit à tourbillonner comme une flamme. Simon dut reconnaître qu’il avait bien meilleure allure, mais fut tenté de l’éteindre, pour voir.
Il n’eut pas le temps de céder à la tentation, Falot s’affaissa d’un coup. La maison venait de craquer et de se tasser sur elle-même.
Une nouvelle poussée de nuit, à n’en pas douter.
—   Nous ne tiendrons plus longtemps, dit La Mauvaise.
Elle regardait les lézardes qui dessinaient d’étranges zigzags sur les murs.
—   A la prochaine poussée, la maison s’écroule.
Filasse n’avait plus la force de parler et Falot avait perdu de son peu d’importance.
Simon essayait de ne pas céder à la panique. Après tout qu’était-il dans cette histoire ? Un simple témoin qui pouvait détourner son regard dès qu’il le voulait. Il ferma les yeux, pensa très fort à ses parents, à la voiture, aux vacances, pour échapper au cauchemar. Mais quand il les rouvrit, devant lui, il y avait toujours le même mur fissuré, il n’avait pas quitté la pièce, et les personnages, dont on lui répétait toujours qu’ils n’étaient que des êtres de papier, semblaient bien faits de chair et d’os.
—   Tu t’endors, Simon ? Ce n’est pas le moment, dit La Mauvaise. On n’échappe à rien par le sommeil, mon ami.
Peut-être qu’il suffisait d’ouvrir la porte pour faire disparaître ce ridicule décor. Courir, puis courir, à perdre haleine, pour oublier ce récit absurde, rempli de nuit noire et de fadaises.
—   J’ai l’impression qu’on parle de moi, dit Falot, de choses insignifiantes et dépourvues d’intérêt, en tout cas…
—   De fadaises, tu veux dire ?, dit Filasse. Tu dois te tromper ! Personne ne peut parler de fadaises en ce moment ! Ce qui nous arrive n’a rien à voir avec des fadaises.
Simon se rencogna.
—   Je propose une sortie, dit la Mauvaise. Ça ne sert à rien d’attendre ici que la maison nous tombe sur la tête.
—   Je suis d’accord, dit Simon. Ça ne peut pas être pire dehors.
—   Mais la nuit va nous dévorer d’un coup, Ma Mauvaise.
—   Qui sait, Filasse… En  nous armant de lumière, nous pouvons peut-être réussir une percée.
—   Un falot, c’est aussi une lanterne, je crois… Je peux peut-être me rendre utile…
—   Tu sortiras le premier, alors, Falot, dit La Mauvaise. Nous te suivrons avec des brandons.
—   Des brandons ?
—   Ce sont des torches de paille, Enfant. Ils ne t’ont donc rien appris chez le Grand Repenti ?
La Mauvaise alla fouiller dans une malle. Elle en sortit des guirlandes de  Noël.
—   On va les enrouler autour de nous. Ça nous protègera ! Surtout les dorées.
—   Et on va où, une fois qu’on sera dehors ?
—   Chez Aldebert.
—   Il ne nous ouvrira pas, Ma Mauvaise.
—   Aldebert ouvre toujours.
Enguirlandés, ils sortirent, Falot en tête. Ils portaient chacun un brandon.