1.
Bois Défendu et Chêne d’Argent attendent.
Ils se sont assis sur un tronc d’arbre, dans une clairière, fatigués.
Ils attendent depuis si longtemps… Qui ?
Le Visiteur.
Ils ne savent rien de lui, mais ils savent que sans lui, ils
ne sont rien.
Ils ont interrompu leur bavardage.
C’est le temps de l’ennui et de l’angoisse.
L’un pousse une brindille du pied, l’autre creuse d’un doigt
l’écorce du tronc sur lequel ils sont assis.
Ils se fanent, se rouillent, se tassent.
Ils sont près de l’anéantissement…
Vite vous les présenter avant qu’ils ne disparaissent !…
BOIS DÉFENDU
— Nous présenter ? Vous ?
Certainement pas ! Si quelqu’un doit parler de nous, ici, c’est
nous ! Nous n’avons aucune confiance en vous.
LE
NARRATEUR — Mais messieurs…
BOIS DÉFENDU — Pas de mais,
regardez déjà votre incipit ! Pas très encourageant ! Vous profitez
d’un moment de relâchement bien compréhensible, pour nous menacer d’effacement !
Mais nous sommes bien vivants, et nous avons l’intention de le rester !
CHÊNE D’ARGENT
— Oui, alors poussez-vous un peu et
laissez-nous faire.
LE
NARRATEUR — Vous allez être
ridicules ! Seul un homme du métier…
BOIS DÉFENDU et CHÊNE D’ARGENT —
Poussez-vous, on vous dit.
BOIS DÉFENDU — Ouf, il s’est assis
un peu plus loin. Quel raseur prétentieux ! Le temps que nous frottions un
peu nos habits, et que nous nous tournions vers vous, chers lecteurs, et les
présentations pourront être faites.
Voilà. Je commence. Je m’appelle Bois Défendu. C’est un nom
qui peut paraître ridicule, mais qui me résume parfaitement, puisque, premièrement,
je suis un bois, et que, deuxièmement, je suis défendu. Un bois, ou plutôt l’allégorie
d’un bois. Car, remarquez-le, mes bras ne sont pas des branches et mes jambes
ne s’enfoncent pas dans la terre. La sève ne coule pas dans mes veines, non
plus. J’ai l’air, comme vous, fait de
chair et d’os.
Ceci dit, je suis tout de même un bois… Et comme je suis
défendu, ou plutôt interdit, personne ne pénètre dans l’épaisseur de mes
fourrés, personne ne contemple mes frondaisons, personne ne parcourt mes
chemins. Je n’ai qu’une seule compagnie, celle de mon cher Chêne d’argent, à
qui je passe la parole, si vous le permettez, pour qu’il se présente, lui
aussi.
CHÊNE D’ARGENT —
Non pas comme un mirage, mais comme le miracle de ce bois ! Chêne
à feuillage persistant, espèce rare s’il en est, qui cliquète au soleil, et
jette en toute saison ses feux dans les buissons. Peu attaché à mes racines, je
me meus comme chacun d’entre vous, et je peux, vous l’avez constaté, m’asseoir
sur le tronc d’un autre arbre, si j’en ai envie.
Mais nous avons un problème…
BOIS DÉFENDU — Un sérieux problème,
même. Comme je vous l’ai dit, nous n’avons jamais de visite... Et personne ne
sait que nous existons, à part vous, chers lecteurs, à part vous, bien entendu.
Et depuis peu. Mais sans vouloir vous vexer, ce n’est pas suffisant. Et l’autre
énergumène que nous avons chassé, ne le répétez pas, il serait trop content,
n’a pas tout à fait tort. Nous pourrions bien disparaître. Il faut absolument
que quelqu’un nous voie pour nous donner vie.
Nous avons besoin d’un visiteur. D’un Visiteur !
Et nous ne savons pas comment le trouver ! Je suis un
bois défendu, il ne peut pas entrer ! Et nous, nous ne pouvons pas
sortir !
Vous avez bien compris le problème, maintenant, j’en suis
sûr !
CHÊNE D’ARGENT —
C’est ce qui s’appelle un problème
épineux, surtout dans un bois rempli de ronces parce que personne ne le
débroussaille !
Si vous voyez une solution…
2.
Basile aurait bien aimé être policier. Mais il n’était que
grammairien. Il traquait les faits de langue, et pas les criminels. Il le
regrettait.
Cependant, et il n’en revenait pas, on était hier venu le
trouver pour lui demander de mener une enquête !
Une enquête !
Dans son village un peu perdu où bien évidemment, il ne se
passait jamais rien !
Et une enquête sur quoi ? Un vol de fourrage, un
braquage du bureau de poste, un incendie de grange ? Mais non, et il le
donnait en mille à qui en voudrait plus que des cents, simplement sur un
individu un peu louche qui venait d’arriver à l’auberge du village.
Il s’était étonné. Pourquoi lui, qui n’était pas policier,
mais grammairien ?
Justement, lui avait-on dit, il fallait que ça n’ait pas
l’air d’une enquête officielle. L’inconnu n’avait rien fait de répréhensible,
on n’avait rien à lui reprocher. Hormis le fait déjà douteux qu’on ne le
connaissait pas. Et qu’il se promenait toujours avec une valise qu’il ne
quittait jamais (évidemment !), et dont on n’aurait pas su dire si elle
était la même ou une autre.
Pourquoi lui tout de même, il ne voyait pas ! D’autres
auraient sûrement mieux fait l’affaire !
Mais non, lui avait-on répondu. Un grammairien est quelqu’un
d’anodin, qui se faufile entre les gens comme entre les mots, avec discrétion, mais
qui repère la moindre faute, le moindre écart. Son esprit est toujours en
alerte. Il ne laisse échapper aucune erreur. Si l’inconnu se conjugue mal, euh
se comporte mal, si sa syntaxe ou plutôt si sa conduite est incorrecte, il le
verra tout de suite.
Il n’en n’avait pas été persuadé, mais il avait accepté
quand il avait compris qu’on ne lui demandait que de bien observer et de
rapporter ce qu’il avait observé.
Et puis, un vieux rêve s’accomplissait. Il devenait en
quelque sorte, l’inspecteur Basile.
Le on qui lui
avait confié cette mission inespérée était, certes, un pronom indéfini, mais il
contenait des personnes bien définies et bien connues de lui. Un conseiller
municipal dont il corrigeait les articles à paraître dans le bulletin mensuel,
ses voisins, de droite et de gauche, aux enfants desquels il donnait quelques
cours particuliers gratuits, et puis des gens avec qui il n’avait fait
qu’échanger des propos insignifiants, mais ce depuis des années. Ils s’étaient
présentés comme les délégués d’un groupe plus important dont ils n’avaient pas
défini les contours. D’où le on
inéluctable en pareille occasion.
Et maintenant, il fallait agir.
Comment ?
Comment se mène une enquête ?
Bien qu’il eût lu beaucoup de romans policiers, bien qu’il
se fût souvent imaginé inspecteur, Basile n’en savait rien, en vérité.
Il sortit quelques feuilles de papier et décida de résumer
la situation sur l’une d’entre elles.