1.
Sur une autoroute !
Un matin de juillet, la voiture filait
vers le sud. Il s’était levé très tôt et il était sur le point de s’endormir,
affalé sur la banquette arrière, quand il sursauta. Il venait de lire sur un
panneau - encore un - : Dans 1000m, Aire du Grand Repenti. Il n’hésita pas ! Il hurla qu’il fallait
s’arrêter, qu’il ne tiendrait pas une minute de plus. Aussitôt, et brutalement,
la voiture emprunta la bretelle d’accès pour se garer près des toilettes. Il se
précipita, et dès qu’il fut caché par un mur du bâtiment, il courut vers le
sous-bois tout près, prêt à tenter l’Aventure. Il ne pensa pas un seul instant
à ses parents… Il était sûr d’être sur le Bon Chemin.
Qui devint vite boueux, d’ailleurs,
comme ses chaussures. Mais quelle importance ! Il avait d’autres chats à
fouetter ! Un Grand Repenti
disait le panneau ! Il n’avait pas de dictionnaire, mais il lui semblait
bien, qu’avec un peu de chance, et si ce panneau disait vrai, il allait à la
rencontre d’une sorte de Barbe Bleue plein de remords.
Plus il avançait, plus le chemin
rétrécissait. Comme il le fallait, les arbres grandissaient, la lumière du jour
faiblissait et il s’attendait à voir surgir d’un instant à l’autre un être
immense, un géant même, plié sous le poids de ses fautes. Cette fois, il
n’était pas loin du miracle. Le pays des contes était proche !
— Psitt !
Il se retourna, effrayé et ravi. Mais
il ne vit rien. Les branches des arbres tremblaient à peine. Il reprit sa
marche.
— Psitt.
L’appel lui sembla venir de tout près.
Il s’arrêta à nouveau, et aperçut sur sa droite un personnage minuscule qui lui
faisait signe. Il s’agenouilla pour mieux le voir. C’était un homme à coup sûr,
mais si petit que… c’en était une
merveille (cette expression lui avait valu un T.B. dans la marge de sa
dernière rédaction…). La créature – comment l’appeler autrement ? – était
vêtue de noir et portait un chapeau très pointu (turlututu !) ainsi que
des lunettes sur un bout de nez ridicule.
— Psitt !
Approche encore, petit.
Il faillit éclater de rire. Lui,
petit, alors que dire de…
— Je
sais, je ne suis pas plus haut qu’un pouce, mais j’en vaux bien d’autres qui
sont plus grands que moi !
Décidément, ce lutin était à mourir de…
— Pas
plus lutin que toi ! Regarde, là, sur ma poitrine.
Sur le pourpoint noir, deux lettres
étaient écrites, couleur de feu : G.R.
— Grand
Repenti ! Eh oui ! C’est moi ! Et toi, quel est ton nom ?
— Simon.
— Eh
bien, Simon. Nous sommes presque arrivés.
Et le Grand Repenti, d’un bond, se
percha sur les épaules de Simon. C’était décidément trop beau !
— Tout
droit ! dit-il.
2.
Simon avança. Le chemin était
rectiligne : on aurait dit un trait tiré à la règle. Il paraissait ainsi
plus effrayant que s’il avait été sinueux, tortueux et…
— Pas
d’énumération, Simon. Le temps presse. Va au plus court !
Pour aller au plus court, il n’était
pas possible de faire mieux que le chemin, et Simon continua à le suivre. Le
silence lui pesait et il tenta d’engager la conversation.
— C’est
encore loin ?
Le Grand Repenti jugea que la question
ne méritait pas de réponse. Il est vrai qu’elle était d’autant moins utile
qu’ils arrivaient devant une cabane où battait au vent une enseigne
lumineuse : G.R.
Le Grand Repenti sauta lestement des
épaules de Simon, et s’engagea dans une chatière après avoir crié trois fois,
en se frappant la poitrine : « Je me repens ».
Simon se retrouva seul devant la
porte, et un instant, il crut voir s’effacer la construction de bois, planche
par planche. Mais la porte s’ouvrit et le Grand Repenti le regarda à hauteur de
visage : il avait, semble-t-il cette fois, la taille d’un adulte. Simon, à
peine surpris, fit un pas pour entrer, mais d’une main, le Grand Repenti
l’arrêta.
— Voyons
Simon ! Ici, c’est la maison de la Grande Repentance ! Tu ne peux y
pénétrer que si tu regrettes tes fautes…
— Mais
je les regrette, dit Simon qui pour la première fois pensa à l’attente de ses
parents devant les toilettes…
— Alors,
dis trois fois « Je me repens ». Et tu rentreras.
La formule magique !
Génial !
Et solennellement, Simon
déclama : « Je me repens. Je me repens. Je me repens. ».
Il fut aussitôt aspiré à l’intérieur
de la cabane. Il y faisait bon, tout aussi bon que dans la voiture tout à
l’heure, et une subite envie de dormir le prit. Le ronflement du poêle n’était
pas sans rappeler celui du moteur et Simon dut faire un gros effort pour ne pas
se croire à nouveau sur l’autoroute. Et s’il y était ! S’il était en train
de rêver, tout simplement ! D’ailleurs, ses yeux le brûlaient. Il poussa
un cri.
— Pas
de panique, Simon. Tu ne risques rien ! Un Grand Repenti ne peut plus se
permettre de mauvaises actions. Je t’ai juste jeté un peu de poudre aux
yeux ! Ça pique sur le moment, c’est vrai, mais ça ne dure pas. Là, tu
vois, tu te sens déjà mieux. !
Et vraiment Simon sortait de sa
torpeur. Il regarda autour de lui : il n’était pas assis sur un siège de
voiture mais sur un tabouret inconfortable, et ses coudes reposaient sur une
grosse table de bois mal équarri.
— Pourquoi
de la poudre aux yeux ? demanda-t-il.
Le Grand Repenti, qui semblait vouloir
faire chauffer quelque chose sur le poêle, continua de lui tourner le dos.
— C’est
une habitude que j’ai. Je souhaite toujours qu’on se fasse une bonne opinion de
moi. Tu comprendras bien que je n’ai pas toujours eu une excellente réputation.
Simon hocha la tête. Oui, oui, il comprenait,
mais ce qu’il attendait avant tout c’était le début, le vrai début, Il était une fois, enfin !
— C’est
donc ça que tu es venu chercher ? Mon histoire ?
— Je
ne veux pas être indiscret… dit Simon.
— Bien
entendu ! Bien entendu ! Simplement, tu te dis, un grand repenti, il
doit en avoir des choses à raconter !
Simon rougit, mais il était très
satisfait. Il était perdu dans la forêt, en compagnie d’un personnage
extraordinaire, qui passait d’une taille à l’autre sans problème et qui allait
l’entraîner dans un jadis ou naguère surprenant.
— Ne
te monte pas trop la tête, tu sais.
Simon sentit son cou se rétrécir
subitement.
— Les
histoires tiennent parfois en quelques lignes. D’après les plus grands
spécialistes du conte, un simple schéma peut les résumer ! Il était une
fois… Un jour… Puis… Alors… Enfin… Et la boucle est bouclée !
Simon ne parut pas déçu et remercia le
Grand Repenti sans arrière-pensée, quand celui-ci lui tendit une tasse de
chocolat bien chaud. Il était sûr qu’il n’était pas venu pour rien.
Le Grand Repenti tira vers la table un
tabouret et s’assit. Il croisa les jambes et murmura :
— Mais
toi, tu en veux plus ! Tu es un gourmand, un contovore, j’en suis sûr. Ce n’est pas toi qui te contenterais d’un
pauvre squelette d’histoire, comme celui-ci par exemple! :
Autrefois naquit un enfant plutôt bon. Un jour, il devint méchant. Alors il
commit moult vilenies. Mais il en eut des remords, répara ses fautes et devint
un Grand Repenti.
Simon fit non de la tête, en souriant.
— D’accord,
d’accord. Je vais tenter de m’appliquer.
Le Grand Repenti se racla la
gorge :
3.
Il était une fois, dans un jadis
naguère que nous ne préciserons pas, un royaume béni, dont tous les habitants
étaient bons. Ils marchaient le sourire aux lèvres, ramassaient les oiseaux
tombés du nid, relevaient les personnes qui avaient chu, aidaient les vieilles
dames à faire leurs courses et à traverser la rue, caressaient la tête des
enfants qui avaient eu de mauvaises notes à l’école, en leur disant :
« Tu feras mieux la prochaine fois. », etc, etc…
Quant au roi, c’était une crème d’homme qui ne pensait qu’à faire le
bonheur de ses sujets. Il distribuait quotidiennement ses richesses, ne gardait
jamais un sou pour lui, si bien que, lorsque ses coffres étaient vides, il
était obligé d’aller mendier dans les rues. Évidemment, il retrouvait très vite
ses richesses - la charité de ses sujets était sans égale - ! Évidemment
aussi, il s’empressait à nouveau de les distribuer…
Un jour, un enfant lui naquit. Il y eut des fêtes somptueuses, et toutes
les fées (on n’en oublia aucune) comblèrent de dons le nouveau-né.
— C’était
vous ?, dit Simon.
— Mais
non ! C’était une fille ! Et d’ailleurs, moi, j’étais déjà né. Dans un coin obscur du royaume. Là où les
lumières de la bonté n’avaient pas complètement étendu leurs rayons. À cet
endroit, il arrivait qu’un pied sans pitié écrasât une mouche, qu’une main
anonyme dérobât l’obole déposée dans l’escarcelle d’un mendiant, qu’une gifle
claquât sur la joue d’un enfant désobéissant.
Je vivais dans la ferme du père Igo. J’étais là, sans raison, sans père ni
mère connus. Je vaquais à toutes les tâches qu’on voulait bien me confier… Tu veux savoir lesquelles ? Viens !
Simon n’eut pas le temps de répondre.
Le Grand Repenti, qui n’avait plus que la taille d’un enfant de six ans,
l’entraînait déjà dans son passé.
— Allez,
vite, porte ce seau jusqu’aux écuries pendant que je vais m’occuper du foin.
Ensuite, nous irons rentrer les vaches.
Le seau était lourd. Simon, abasourdi,
peinait et s’arrêtait souvent.
— Alors,
galopin !, hurla une voix terrible. Je vais t’apprendre à flâner !
Et il reçut une forte tape sur le dos
qui le fit chanceler. Simon se retourna et vit un homme si gros qu’il en resta
ébahi.
— Et
quoi tu n’as jamais vu le père Igo ? File ! Et que je ne te reprenne
plus à traîner !
Simon prit le seau à deux mains, et
avança en titubant, mais le plus vite qu’il pouvait. Il chercha des yeux le
Grand Repenti.
— Je
suis là, Simon ! Je m’appelle Petit Tom. Je ne suis encore ni repenti, ni
grand. Passe-moi le seau, je vais le vider dans l’abreuvoir. Voilà. Maintenant,
nous allons…
Simon poussa un soupir.
— Déjà
fatigué ? Alors si tu as compris à quelles occupations je vaquais,
retournons boire notre chocolat chaud !